Shaker Laibi  peintre

 

Mathias Brambilla

l'obscurité ludique

A propos de la peinture érotique de Shaker Laibi

 

A propos de la peinture érotique de Shaker Laibi

INTRODUCTION

PENSEE SUR L'ECRITURE ET LA PEINTURE DE SHAKER LAIBI

La poésie est une métaphore de la réalité, une déformation de la matière, ainsi, par conséquent, un manchot est un poème dans la société. Le monde est l'objet de l'invalide et l'art, leur intermédiaire. La réduction du nombre d'hydrocéphales sur Terre correspond à la rareté de plus en plus profonde de la poésie. L'absence de manchots sur Terre tuera la poésie. L'art, mort comme un cadavre dans une baignoire est l'idéalisation de la tare parce que le cadavre demeure l'idéalisation de la maladie. Un cadavre ne vieillit pas ; il se décompose. Lorsque les cadavres disparaîtront, la poésie se perdra et désormais consistera en un vide. Dans la peinture de Shaker, nous retrouvons des hommes et des femmes, figés dans l'éternité, comme morts. Ils sont les cadavres de son inconscient, les momies de l'art dans leur exultation.

 

La momie qui agit comme Job (il continua à croire en l'invisible bien qu'il eût tout perdu) inclut dans sa poétique intrinsèque l'idée de l'invisible. La forme picturale des peintures de Shaker est munie de l'idée de l'invisible et devient ainsi un poème. Citer l'idée de l'invisible, c'est quitter l'action, c'est pénétrer le sublime, la poétique. Un dessin sans l'idée de l'invisible est triste comme un gisant. En notre époque ou l'invisible se meurt, la liberté de l'artiste est de restituer à notre société la métaphysique, afin de rester au sommet de la montagne, face à l'invisible, et non pas au bas de l'idole, ni même au-dessus. Il doit insérer la théologie dans son roman, les lois de la métaphysique dans son écriture pour être humain, c'est-à-dire contradictoire, orateur poétique, peintre de l'érotisme mystique.

 

L'artiste doit user de sa folie pour en tirer le génie. Il doit demeurer détaché des étoiles pour mieux les voir briller, afin de les objectiver. Voilà la présence de la lune dans ces dessins. Il ne doit pas se prendre pour l'invisible mais user de la dialectique avec le Créateur. Il doit dialoguer avec lui, tutoyer le Génie jusqu'à n'en plus être l'esclave mais son électeur. Le monde existe avec ou sans l'homme. L'invisible n'a pas besoin de nous pour prêcher, au même titre que l'érotisme qui existe, comme le soulignent les dessins de Shaker, grâce à leur symbolisme, depuis la nuit des temps. Les idées peuvent exister sans l'homme. Nous pêchons les concepts pour quitter la prison de la matière. En découvrant le drap du Ciel, l'artiste tend vers le sublime et se déifie parce que l'invisible nous permet de trouver. L'artiste devient alors capable de se dire que l'absence de vie après la mort et la présence de l'érotisme, cette petite mort, n'empêche pas Dieu d'exister. Shaker se détache ainsi de Kant car il voit plus loin que la fin, parce qu'il prend en compte la naissance, et même plus, ce qui précède la naissance.

L'invisible, plus que d'être la création, est un Créateur. Quand l'artiste l'imite, il devient son artefact. Le tableau de l'artiste est alors aveugle. Les dessins de Shaker n'ont pas besoin du spectateur pour exister. Ils sont hors contexte, seuls, uniques comme des vieillards qui errent dans les enfers du monde. Ils déifient la pornographie jusqu'à la rendre pudique, sublime, artistique.

 

L'artiste regarde l'invisible dans la matière et l'invisible regarde l'homme dans sa maladie. Durant cette dialectique entre voyeurs, le tableau a les yeux crevés, est l'agneau saigné, le roi des borgnes. Une toile qui ne relie pas l'invisible à l'homme est borgne. Au contraire, une toile qui n'observe pas la Terre, ni même le Ciel, devient une œuvre majeure, un passage, une entité métaphysique qui joint par l'équilibre des contraires le monde à la perfection.

 

Un tableau mort, c'est une ville sans architecture, c'est-à-dire un chaos. Un tableau sacré, par opposition, c'est un gratte-ciel qui embrasse l'Eternité. Sans les œuvres d'art placées sur les places, l'homme vit dans une caverne, cache ses statues et les voue aux morts. La peinture devrait être exposée dans une grotte et non pas en plein air car le rapport à l'art est intime. Une toile offerte aux morts est pudique et ne tue pas l'invisible. On ne tue pas l'invisible. Par la pudeur de la toile offerte aux morts, les morts deviennent voyeurs. L'invisible devient d'autant plus vivant, poétique, nous rejoignant par la toile cachée. La toile cachée permet à l'invisible de ressusciter de la tentative du crime nietzschéen, de son "Dieu est mort". Ainsi, les maisons sont grises et les galeries existent, intérieures. En avant scène, les amants font l'amour. Pourquoi parlons-nous de la mort ?

Parce que, à nos yeux, les premiers tableaux ont été faits pour les morts, et les derniers, conceptuels, représentent l’absence de l’homme ; son extinction.

 

Le rapport individuel d'un être face à l'invisible par un tableau personnalise la foi, nous rend humains. Ainsi, une toile peut appartenir à un seul voyeur. La relation intime à l'invisible par l'art le magnifie dans la discrétion.

 

La poésie est autre que la théorie et se fait rare à notre époque car elle est devenue intime. Elle s'est rapprochée de l'invisible et détachée du monde social de l'art. La peinture de Shaker n'est plus saignée par la théorie. Elle est la mort, la petite mort du sexe, qui nous rattache à l'invisible, le début de la fin, la conclusion secrète qui nous permet de renaître de nos cendres avec l'invisible, de voir au-delà de la tragédie. L'aboutissement de la création sublime n'est pas de brûler une toile pour la rendre intime car une ville grise de l'extérieur doit posséder un cœur, une âme. Un dessin dans une galerie est un battement de cœur, une forme pudique pour permettre aux morts d'exister par nous, en l'invisible. L'invisible et l'homme mort ou vivant par l'intercession des tableaux, voilà une forme peut être de la Trinité. Le Saint-Esprit nous fait parler plusieurs langues. La peinture de Shaker pourrait être cet intercesseur. La sculpture sans une âme intérieure, sans la vie, reste du marbre sans forme, sans âme. L'âme est la forme du corps, dit-on souvent, l'architecture, la construction, le passage de la fin au début, la forme apocalyptique du mouvement de l'artiste, bref, sa reconstruction dans la création. Les corps de Shaker pourraient être de marbre.

 

Une statue abstraite reste sans mouvement. Pour Rodin, une statue en mouvement, c'est une forme dont chaque membre est pris dans un mouvement différent. Une statue figée dans son épilepsie, sa crise hystérique, est marginale mais plus vivante, plus démente, plus proche de l'invisible car, d'une certaine manière, l'invisible préfère les pauvres aux riches, les invalides à Vénus. Les femmes de Shaker ne sont pas des Vénus, mais des muses qui ont existent et qui existent réellement sur terre. Il les dépeint. C'est tout. Les statues de Rodin sont épileptiques. Les corps de Shaker aussi. Ils demeurent dans une transe perpétuelle, en leur rituel shamanique concentré dans le sexe.

 

L'autobiographie parle de l'auteur et de ses connaissances. L'autobiographie est un acte de délation. Le journalisme est une manifestation sociale sublimée de l'autobiographie. Le journaliste parle de ses contemporains non pas pauvres mais au sommet de la société. Il passe par les présidents pour parler des pauvres. Un artiste qui veut garder sa vie et celle de ses proches, qui ne veut pas exhiber son jardin secret, peut passer à la peinture afin de demeurer pudique. Ainsi, il déformera la réalité jusqu'à la rendre muette et non pas dénonciatrice. Il pourra aussi devenir philosophe en s'attaquant aux idées. Dénoncer une idée, ce n'est pas comme dénoncer un acte. Dénoncer une idée, c'est de participer à l'Histoire universelle, à la vie de l'invisible. Shaker quitte parfois l'écriture théorique et journalistique pour peindre.

 

Un style littéraire semble être un trouble du langage quasi imperceptible. Un rapport altéré devant la réalité amène la métaphore. La poésie, qui est métaphore, est à l'opposé de la science. Par sa folie, Antonin Artaud est un poète à part entière. Son trouble du langage frôle la folie. Les surréalistes ne le sont qu'à moitié. Le trouble de Shaker est l'amour. Il voudrait aller plus loin que les surréalistes.

Il existe la métaphore névrotique et la métaphore psychotique. La première est pseudo poétique, pseudo difforme. La deuxième est digne du génie, absolument fulgurante. Etre un poète, c'est subir l'image malgré soi, c'est incarner la poésie. La poésie déstructure le monde. Elle l'aliène. Les peintures de Shaker sont si intenses qu'elles affadissent nos propres relations sexuelles.

 

L’avis des critiques participe à la valeur marchande d’une toile. Y a-t-il un rapport entre art et économie politique ? La toile, sans les critiques, ne peut pas passer au rang culturel le plus particulier. Un dessin publié à demi n'est pas reconnu par le monde de l'art. Les galeries doivent exister pour former la nouvelle vague que le peuple reconnaîtra. Elles ont le droit de former l'art contemporain. Par extension, l'artiste doit mourir pour être analysé correctement. Il ne doit plus pouvoir répondre à la critique. Il doit laisser libre champ à la guerre intellectuelle, à la suractivité de son rapport à la culture. La culture, plus que d'exister par les morts, survit au moyen du monologue des critiques littéraires, à leurs projections, leur enfermement sur l’œuvre née du décès de l'auteur. La formation d'une culture est nécrophile, mystique, religieuse, car elle s'attaque aux défunts, à leur temporalité mortelle que les critiques devraient rendre éternelles. Les critiques sacrent l’œuvre, font d'elle un phénomène religieux. L'Eglise a ses prêtres, et la littérature ses journalistes. Si l'on ne publiait les écrivains qu'après leur mort, on ferait preuve de modernité. La société n'évoluerait plus mais rejoindrait son instinct primitif. Les peintures de Lasco deviendraient contemporaines, là où il faut tendre. Elles signifieraient le repli du temps sur lui même, l'implosion de l'histoire, le passage de la chevelure détachée à son chignon noué. Ecrire, c'est improviser sur ce que l'on a écrit, puis mourir pour que son œuvre n'ait plus de double afin de laisser la critique libre. Voilà une raison que l'écrivain et peintre Shaker Laibi peut avoir pour se suicider.

 

Dans le monde du travail, l'écrivain est surqualifié. Depuis la mort de l'aristocratie, il n'a plus sa notoriété. Pourtant, relié à l'univers des idées, son existence demeure essentielle au sein de la société afin de perpétuer le visible et l'invisible. Il traite du visible par la radicalité de son écriture. "Radicalité" vient du mot "racine". Cette notion correspond au livre qui se tient par lui-même, qui n'a plus besoin de l'écrivain pour exister. Quant à l'invisible, ce n'est pas l'atopie, cette absence, ce non rapport au lieu des cercles artistiques vidés par une dictature, mais au contraire une plénitude, un noyau, le collaborateur de la phénoménologie husserlienne, l'irréductible, un témoignage de l'Idole suprême par l'équilibre des contraires. Un livre nihiliste, une fois fermé, ramène le lecteur à l'existence de ce qui peut être véritable, divin, mais ne plus regarder les peintures de Shaker, c'est perdre le rêve, la mort symbolique de l'artiste.

 

Pour certains philosophes, Dieu ne peut pas créer car l'on crée à cause d'un manque et Dieu ne connaît pas le manque parce qu'il est parfait. L'invisible est, d'une certaine manière, le manque, ce qui est absent de notre monde païen. Par la mystique, le "Connaître Dieu au-delà de Dieu" d'Angelus Silesius, un saut psychique, l'homme peut toucher à l'invisible et à l'érotisme, péché de la pomme, du premier couple.

 

L'écrivain Shaker Laibi va dans les cafés pour écouter les discussions aux comptoirs, depuis sa chaise, sa table, en retrait et découvrir, dans un jeu antagoniste, la valeur de la métaphore parce qu'elle est à l'opposé du lieu commun. Le lieu commun est simple, fade. La métaphore est complexe, richesse du peintre. Les talons au sol, la tête dans la poésie, on rencontre la matière de l'invisible, de la peinture sur les doigts comme un livre entre les mains. Ecrire est moléculaire, inscrit dans le cerveau, et peindre cellulaire, figée dans la matière, mais le lieu commun, lui, est vacant, sans racine, démuni de toute relation au biotope de l'Etre, biotope intérieur ou externe dans sa dictature.

Mathias Brambilla

PREMIER CHAPITRE

Shakir laibi est un essayiste, un poète, et un peintre. Il a exposé à Genève, Berlin, Londres. Il est né à Bagdad et a suivi l'école des Beaux-Arts à Genève. Au sein de ce pot-pourri culturel, il a étudié principalement les nuances du noir qui n'est pas une couleur, et après des années d'études, a décidé, non pas seulement d'écrire de grands livres et articles au sujet du monde arabe comme il le fait toujours en important connaisseur de la cause, mais s'est lancé, instinctivement, dans une recherche de l'amour et du rire par des dessins érotiques, principalement à l'aide de quelques encres de Chine qui, dès dilution, transformaient leur couleur.

 

Shaker Laibi est un grand amoureux de la femme, et peut-être, pour faire un clin d'oeil, le seul féministe du monde arabe. Il soutient les femmes, les épaule, et se donne à elle avec la plus grande noblesse. Ainsi, afin de transcender artistiquement son amour pour elles, il a entrepris un travail d'envergure en dessinant une trentaine de représentations érotiques. Shaker Laibi, parallèlement, possède une très belle collection de cartes postales anciennes et érotiques, cartes dont la plupart des femmes forment les racines du monde arabe.

 

Dans son œuvre, et notamment au nœud de ses peintures érotiques, il travaille sur le noir. Il utilise plusieurs teintes de ce noir, les fondements du néant, et par ce rare éventail de ce qui pourrait être la nuit, il lance un défit à ce néant. Le noir à la fois violet, bleu, rouge, vacant, le noir que l'on retrouve dans les dessins, ces natures de base, offrent à notre peintre l'opportunité de donner la vie au vide, à ce grand abîme universel de l'histoire. Par le dessin, il combat le vide.

 

Il est un peintre exilé. Il a laissé derrière son épaule la lumière de son enfance, et les ténèbres de la guerre en Irak. Bien devant, sur le chemin de la vie, il a chaotisé son passé par le départ, et dans son grand voyage du nul part, une mort du passé, il célèbre, de façon antagoniste, contradictoire, quasi-métaphysique, la lumière de sa terre natale. Déterré de Bagdad, comme pour se remémorer la chaleur douce de son pays, au lieu de représenter le visage de sa ville, la poitrine de ses montagnes dans lesquelles il a participé à la guerre par le service militaire, il fonce dans les abysses de la représentation picturale et se brise dans le rien qui, sous sa main, devient un tableau érotique. L'obscurité latente de ses peintures et l'utilisation de l'encre font de lui un peintre de la présence, de l'invisibilité offerte jusqu'à son éclatement. Radicalisée, l'ombre de ces peintures érotiques devient plus présente. Par la mort de la lumière, par la nuit présente dans ses dessins, Shakir Laibi incarne ainsi une peinture mystique des temps modernes.

 

Le noir de Shaker Laibi, plus que d'être une couleur, est un fondement philosophique, la peinture prise dans un mode de vie. Ce mode de vie représente le peintre devant la grandeur de l'ennemi du jour, c'est-à-dire de la nuit. Shaker Laibi, peignant ses œuvres érotiques, est un vampire, un adepte de ce qui est obombré, un berger couché à l'ombre d'un arbre. Dans un conte d'Oscar Wilde, le héros découpe son ombre au ciseau et la perd. Shaker Laibi fait le contraire. Il inverse le processus de la lumière et fait d'elle une nuit plus que blanche ; il crée un système, un sens dans l'obscurité. Il voue un culte à la nuit durant laquelle les amants se retrouvent. Shaker Laibi, par ses dessins à l'encre de Chine, rend sa manifestation artiste apocalyptique. Il donne au néant une direction cosmogonique dans laquelle les étoiles se sont effondrées. Le ciel de ses dessins est noir et n'a pas d'étoiles. Il se rapproche, par coïncidence, au texte de Kant au sujet de la fin du monde, intitulé "la fin de toutes choses". Ses dessins sont le dernier jour, "le dernier enfant". Shaker Laibi, par son art, soutient les thèses religieuses et philosophiques au sujet de l'absence de lumière, de la racine du jour, c'est-à-dire la nuit. Il soutient l'Apocalypse musulmane et judéo-chrétienne. Il est plus que l'orphelin de l'humanité en pleine fin du monde. Il est leur géniteur.

 

Derrière ses corps, ses enfants, Shaker laisse transparaître des fantômes, des ombres, des êtres nullifiés. Ces formes donnent un deuxième regard sur le vide, comme si le spectateur était gravé dans le papier, non pas en-avant de la toile, mais au-delà, dans la brume des amants. Ces traits du néant observent la scène érotique, théâtralisent le rapport vacant, l'acte au sommet de l'éventrement, acte lié à l'amour de la nuit et d'un deuxième vide, le vide de l'homme. Shaker Laibi, par ses dessins, incarne sous sa plume la solitude extrême, l'impossibilité d'exhiber son œuvre, et c'est pour cette cause qu'il emprisonne le spectateur dans le fond du dessin, en second plan, dans le ventre de la perspective allant jusqu'à son aboutissement. Il va plus loin que ce jeu de ligne de terre et de droites tirées afin de donner de l'espace aux rapports érotiques dans ses dessins, car, par l'ombre des spectateurs figés au-delà de la perspective, Shaker Laibi se détache du dessin univoque et plat du Moyen Age, mais va au-delà des règles iconographiques des dessins en deux dimensions. Il clôt, par ses spectres obscurs en quatrième plan, l'histoire de la perspective. Il est un visionnaire, un génie qui tutoie le néant, comme s'il avait, par sa solitude, digéré l'univers jusqu'à son épuisement, son extinction.

 

Les quatre dimensions de ces dessins sont représentées par quatre ombres, teintes noires, encres. Ces quartes dimensions sont la nuit, l'homme, l'animalité et l'autre. Dans les représentations érotiques de Shaker Laibi, ont retrouve des croissants de lune. Le croissant de lune est orientaliste et a mené les Grecs à leurs conceptions sublunaires et infralunaires. Au-dessus des lunes de Shaker Laibi, il y a le vide et en dessous, la scène, l'amphithéâtre dans lequel les amants font plus que de copuler car ils se caressent. Les êtres, sous la forme de corps, sont plus lumineux que la nuit. Ils sont les acteurs, les manifestants de l'amour. L'animalité est présente par le dindon, ce dindon de la farce orientale, ce monde de Shéherazade où l'instinct prédomine, où la moiteur d'un hôtel à Bagdad, peut-être, s'allie à la sueur des corps. Quant à l'autre, il y est le voyeur, le néant qui regarde son double, plus proche, plus éclairé, plus actif par sa sensualité.

 

Dans un texte de Nietsche, des femmes, lors d'une bacchanale, donnent le sein à des faons. Dans l'oeuvre de Shaker Laibi, l'animal sous la forme d'un dindon participe aux ébats profonds et parfumés des amants. Il est le symbole, peut-être, de leur excitation instinctive, elle qui va jusqu'à l'épuisement. Les amants, dans leurs bacchanales, prennent, par leurs cornes, des allures de prophètes. Ils ne sont pas simplement diaboliques. Ils sont aussi des saints. On peut retrouver des images de Moïse avec des cornes. Ces cornes sont plus que sataniques. Elles sont celles de la connaissance. Shaker Laibi, dans

 

sont rapport au monde de la nuit, fait de cette nuit un espace religieux, une nouvelle icône qui, de l'instinct, pénètre les systèmes cosmogoniques que l'on retrouve souvent chez les talentueux génies, grâce à l'éclatement de leur pensée qui frôle la folie.

 

Les visages, sur les toiles et les dessins érotiques de notre peintre, sont abstraits. Ils représentent, peut-être, une déréalisation des formes concrètes, des ouvertures sur l'art moderne, ou du moins contemporain. Ils incarnent les zones vagues des dessins, l'imperfection voulue du tableau, un lien entre aujourd'hui et demain. D'autre part, Shaker Laibi vient du monde arabe et s'est exilé en Europe. Ces corps aux visages flous me semblent être un syncrétisme entre l'Islam et la chrétienté, un lien entre l'Orient et l'Occident. En Irak, les femmes portent le voile, incarnent à elles seules la pudeur de l'érotisme. En Occident, les êtres féminins se dénudent dans l'été et la nuit. Shaker Laibi a voilé ses personnages sans pour autant caché leur impudeur, leur virginité artistique. La femme est nue mais son visage ne nous apparaît point. Shaker Laibi, en masquant ses héroïnes, perpétue le message de Mahomet à contre sens. Il se place comme révolutionnaire devant les lois du monde arabe. Shaker Laibi fait la guerre au fanatisme, et reprend le voile jusqu'à le pousser dans ses retranchements, son extrémité. La pudeur que donne le voile, par nos héroïnes qui portent des loups, devient métaphysique et par un saut figuratif tombent dans l'impudeur. Les dessins de Shaker Laibi sont un pont entre l'Est et l'Ouest, un lien que tant d'hommes tentent de faire dans les veines de l'exil et de la mort. Le fanatisme idolâtre et religieux est mené jusqu'à l'ironie, le jeu dans la coulisse du théâtre, théâtre qui plus que d'être religieux, devient futuriste, visionnaire.

 

Les cubes noirs en arrière-fond des dessins peuvent représenter la ville. Ils symbolisent l'urbanisation du vide, la construction sur les gravats. En effet, nous pouvons noter que nous passons du désert à l'érection des gratte-ciel, du néant à la civilisation. Cela fait de la peinture de notre artiste un mouvement entre la pauvreté de l'histoire jusqu'au meublement de cette misère par le côté luxuriant de l'oasis représentée par Shaker Laibi en cubes sombres, en bâtiments. Ces tours de Babel conceptualisent, par leur uniformité, le voyage du poète qui n'est plus prophète en son pays, mais bel et bien installé dans un désert nouveau, non pas fragile mais populaire. Cela fait de Shaker Laibi un dessinateur de l'humilité, et même plus, un artisan, un constructeur, un architecte dans la blancheur primale du papier, au centre du vagissement d'un art universel. La socialisation du désert devient une cité, et l'œil qui regarde les amants se rapproche du "Big brother is watching you" d'Orwell, dans le mirage du roman "1984". La cité philosophique, sociale et socialiste regarde les amoureux et nourris leurs ébats en se plaçant comme voyeur de l'érotisme, comme idéal de l'amour. L'œil est la mort de l'humanité des amants, la disparition de leur humanité. Il est le sens politique de ces dessins, l'étatisation de l'érotisme chez Shaker Laibi.

 

Des bas pendent sur des fils, dans quelques-uns des dessins. Ses bas sont le symbole de la minijupe, de l'érotisme chez la femme occidentale. Ils incarnent la prostituée aux yeux du musulman qui s'est reconverti, la découverte de la déchéance européenne et américaine face à l'austérité du monde arabe, à la pudeur de l'Islam, bref... la femme moderne. Ils sèchent, comme si la moiteur de l'excitation sexuelle les avait trempés. Ils sèchent et représentent un climat. Seuls en été les bas sèchent sur des fils. Les scènes érotiques se placent sous le soleil, et même plus, le soleil de minuit qui ne s'est jamais levé sur l'Europe, un soleil de minuit de la prochaine apocalypse. Pour Shaker Laibi, le monde moderne chutera et retombera dans le désert, brûlé par le soleil.

 

Les amants, dans les dessins érotiques, ne voient pas les spectateurs, qu'ils soient en arrière-plan ou devant la toile. Ils souffrent d'une grande solitude, d'un isolement absolu, et pour remédier à leur terreur, ils rient. Ils jouent. Leurs rapports sont ludiques, quasi-ironiques. Coupés des autres ombres démunies de traits, ils vont jusqu'à dialoguer. L'homme et la femme se caressent, combattent, comme chez la perception de Levinas, le néant par l'érotisme, le grand vide par l'effleurement. Ils sont enfants, jeunes, éternellement jeunes et aucun des dessins de Shaker Laibi ne tourne à l'orgie car les tierces personnes ne sont pas capables de participer au jeu des amants. Sans visages, sans corps, ils s’annulent eux-mêmes, peut-être par jalousie, devant le couple dont les ébats prennent un sens, par leur sourire, cinématographique. Les amants de Shakir Laibi évoluent dans un décor de carton pâte, comme dans Tintin en Russie, première œuvre d'Hergé. Ils ne sont pas tragiques. Ils portent les cornes de Baâl, principal dieu de la Mésopotamie ancienne, celles du Minotaure dont Ariane tire un fil, et dans leurs formes carnavalesques ils apportent un esprit de fête enfantine au sein des représentations érotiques du monde entier.

 

Dans un des tableaux aux formes mythiques de Shaker Laibi, un poisson apparaît. Il me fait songer aux mondes sous-marins des Atlantes, à "vingt mille lieues sous les mers", à ceux qui viennent du triangle des Bermudes et qui se sont installés au Moyen Orient dans un point de vue ésotérique. Il y a aussi un oiseau dans une cage qui me rappelle le vers de Victor Hugo: " L'homme est un oiseau dont la femme est la cage". Mais, dans ce dessin, les amants ne sont pas enfermés. Ils se situent en-dehors de la prison, au sein de la liberté que Shaker Laibi connaît lorsqu'il trace, de façon nette et magistrale, les corps de ses amants. Shaker Laibi est un peintre de l'instinct. Il connaît la technique mais cette technique ne détruit pas son talent. Elle le porte.

 

Dans un de ses magnifiques dessins, notre peintre dessine, aux dessus des amants qui sont, dans un sens ouvert, les seules âmes relatives du lieu, une balance de la Justice, et plus, de l'éthique que défendait le grand philosophe musulman Averroès par exemple, dans son livre, "Le discours décisif". La présence de cette balance est démystifiée par la présence de la femme et de l'homme qui s'amusent. Pour nos amants, il n'y a plus d'austérité, de lois dans le rapport charnel. Leurs liens érotiques abondent dans la Psyché et mettent en forment les fantasmes. Ces fantasmes deviennent alors des concepts artistiques. Ils sont sublimés et, de plein pied, entrent dans l'histoire.

Dans un autre dessin, nous voyons un centaure et son reflet dans un miroir. Ce reflet crée une double spatialisation du lieu, une présence et une absence pleine, un voyage entre l'Orient et l'Occident. Ce dessin, par son ouverture close en arrière plan, offre au spectateur une respiration, une ouverture. Il symbolise l'exil de l'érotisme qui pénètre la pudeur, un lien platonique entre le corps et le reflet du corps, une transcendance du mythe. Nietsche a écrit "au-delà de la tragédie". Ce tableau de Shaker Laibi pourrait porter ce titre.

 

Dans l'oeuvre de Shaker Laibi, l'homme a sa place. Il touche le sol et erre dans le dessin, quasi en apesanteur. Entre ciel et terre, il sourit. Il vit dans un monde ou le soleil est au milieu de l'univers, et ou la Terre est au centre. Entre temps nouveaux et Moyen âge, l'homme de Shaker Laibi fait partie de la réalité et des songes.

 

Les hommes et les femmes représentés dans les dessins érotiques de Shaker Laibi sont, plus qu'Adam et Eve, les derniers êtres de l'univers. Ils incarnent le Sphinx renaissant de ses cendres et immortalisant sa résurrection sur le papier. Il matérialise ce qu'il a vu au plus profond de lui, dans la boue de son cœur.

 

Amélie Nothom, la femme écrivain française, représente dans son roman intitulé "Attentat", une femme avec des cornes. Son ami, porte les cornes à la fin du livre pour éventrer sa compagne. Ici, le pouvoir tient du thanatos, cette pulsion de mort. Contrairement à ce fait, Shaker Laibi fait preuve d'un Eros profond, d'une pulsion de vie. Ses cornes de sont pas celles de l'homme trahi, mais de l'homme sensuel, qui, érigé, aime son double au féminin. Il chérit la femme par une certaine corne d'abondance, elle qui suggère les fruits, le vin, la vie.

Chez Hergé, le dessinateur de bandes dessinées, les personnages passent de gauche à droite. Ils supposent un passé et un futur. Chez Shaker Laibi, nous retrouvons une mécanique identique. L'homme se situe entre l'impuissance et la jouissance. Son sexe n'est ni mou, ni dur. Il se situe dans le mouvement, dans l'érection évanescente. Il raconte un mouvement, une histoire. Sa temporalité devient éternelle car elle englobe le passé, le présent, le futur. Les dimensions dirigées dans un monde sans issue, vers la mort et l'extinction, sont sublimées par la narration érotique, et même plus, elles sont un conte mésopotamien. Shaker Laibi devient alors un nomade qui inscrit la trame sur le papier, d'un trait net. Il immortalise la mémoire et le rêve à la fois prémonitoire et psychanalytique. N'oublions pas que le peintre Shaker Laibi a étudié la psychologie romanesque et scientifique.

 

Dans un de ses dessins, Shaker Laibi réinterprète le mythe des papillons en ajoutant des ailes au centaure. Selon Platon, l'homme était double à la naissance du monde, et puisqu'il devenait de plus en plus fort, Dieu l'a scindé en deux. Shaker Laibi ne représente pas l'homme qui cherche sa deuxième moitié, mais au contraire celui qui est intimement lié à la femme, et qui renaît perpétuellement de ses cendres. Sa peinture est un sempiternel vagissement, une naissance infinie.

 

DEUXIEME CHAPITRE

Merleau-Ponty affirme que la peinture est un miroir. Ici, dans ces dessins, il y a des miroirs dans la peinture, un double narcissisme quand, si nous étudions la mythologie grecque, nous trouvons deux mythes de Narcisse. Shakir Laibi va plus loin qu'un simple reflet. Il joue sur une dualité, un double reflet où les cris se donnent un écho. Il tue les personnages par leur représentation dans "une vitre pleine de mercure", miroir dessiné. D'autre part, il incorpore des peintures dans ses peintures. Il crée une dualité universelle où le peintre se répond à lui-même dans une dialectique qui est plus maïeutique qu'égocentrique. Dernièrement, il crée deux personnages identiques dans le même dessin. Le premier est en présence de sa femme. Son double en présente de l'enfant. La femme est le présent. L'homme double le passé, et l'enfant l'avenir. Puisque l'acte de peindre se rapproche de la procréation, Shakir Laibi fait un pied de nez à l'enfantement car son enfant, le futur, ne devient qu'une sculpture dans le dessin, au même titre que ses dessins dans ses dessins. Il fait aussi porter parfois une valise à l'homme, symbole du voyage, de l'exil et, jouant ainsi sur un seul plan, il se moque sympathiquement de l'exil qu'il symbolise.

 

Il y a, dans les reproductions, une atmosphère intime. Tout ce passe dans la salle, dans la chambre, dans l'univers intérieur. Sur l'une des représentations, c'est dans la salle de bain. Dans l'autre, sur un lit. Dans une autre, à la cuisine. Pour notre peintre, l'érotisme se dénoue au dedans, au cœur du monde, dans la maison. Le reste du monde est pornographique, extérieur, anonyme. Shakir Laibi devient, ainsi, pudique dans son impudeur, poète dans son lyrisme.

 

Nous retrouvons, dans ces dessins, des couples incarnés par l'encre de chine. Le peintre est un être d'une grande humanité, avec le cœur sur la main. Lorsqu'il dessine, il le fait de façon à la fois agréable, drôle et profonde. Il agit sur deux plans. Le plan du bonheur et le plan de la nuit. Il cogite entre deux mondes, la légèreté et le sérieux. Sa peinture est riche car elle se représente sur plusieurs plans. Les niveaux de chants sémantiques passent de l'anthropocentrisme à l'anthropomorphisme, et du symbolisme au lyrisme. Les personnages de Shakir jouent, se chatouillent et font l'amour dans la plus grande intimité. Ils offrent un espoir au spectateur, celui de l'espoir en l'amour, de la foi en l'humour, et du respect des proportions physiques. Les corps évoluent dans des carrés de lumières. Ces derniers se situent sur le plan de l'art moderne, et peut-être du cubisme, mais la réalité n'en est pas plus effacée. Shakir Laibi possède la technique, sur le plan concret et au niveau abstrait. La diversité des niveaux dans ses dessins rend ceux-ci intemporels, hors de tout contexte défini et optu. Les dessins, ainsi, ne vieillissent pas. Ils ne font que rajeunir les mouvements de l'art contemporain. Ils sont d'une richesse immense. Ils nous offrent une porte ouverte sur l'avenir de la peinture. L'art, grâce aux dessins de notre ami, n'est plus un cadavre mort dans une baignoire mais une énergie débordante, par son inertie et son expression, un espoir déterminé. Shaker Laibi, lorsqu'il dessine, sait où il va, dans quelle direction sa main de dirige, jusqu'à représenter de façon humoristique et sérieuse à la fois le rôle de l'amour dans les sociétés de ce siècle rapide.

 

Aujourd'hui, l'amour ce fait rare, et les spectateurs, bref, la foule, ont besoin de voir des touches d'espérances dans l'art. Laibi est un peintre de l'amour et de l'érotisme. Il nous offre sa vision enfantine de la relation humaine, platonique et physique. Il reste un poète.

 

Petit, notre peintre avait dessiné un coq à l'école et son maître lui avait donné la meilleure notre possible. Les coqs représentés dans les dessins sont un signe de mémoire, de souvenir, d'enfance, des oiseaux, signes de liberté. Ils représentent la douceur de l'enfance. Pablo Neruda disait que l'enfance est la plus propice à la création lorsque l'on s'en souvient. Et Rilke en disait de même. Shakir est comme ces grands poètes. Il se remémore l'époque insouciante, belle, limpide, et il parvient majestueusement à l'incorporer au monde de l'amour, de la sensibilité et de l'érotisme de ses parents, su le dessin où un enfant est présent.

 

La femme, sur certains des dessins, ressemble à la méduse, mais ce qui est innovateur dans cette concrétisation picturale, c'est qu'ici, la méduse est bonne et gentille, belle et inoffensive. Elle représente le sexe féminin respecté par le poète, la femme dans toute son humanité. Shaker en devient le Don Juan de la peinture, un amoureux plein de vie, lui qui ne perdra jamais sa jeunesse, sa fougue et sa force, car il sait être heureux, se dépasser et surmonter passionnément les épreuves. Sa peinture prend racine dans le berceau de l'humanité, l'enfance, enfance qui brille dans les yeux du peintre, car elle est la foi en la vie, et le dégoût de l'horreur. Les personnages, dans ces dessins, respirent la bonne humeur et l'honnêteté. Ils sont les surhommes de nos sociétés dégénérées, l'incarnation d'une morale avouée, celle d'exister pour demeurer dans la générosité, le respect, la politesse et l'honneur.

 

Rainer Maria Rilke était un grand voyageur, et un grand amant de la femme. Il faisait d'elle un symbole, une déesse. Shaker Laibi place la femme sur un pied d'estale qui n'est pas d'un niveau exagéré, surdimentioné. Il la respecte pour sa fertilité, sa générosité et sa capacité à donner de l'amour. Il la dessine avec une tendresse dénuée de toute vieillesse. Il lui offre la capacité de s'épanouir dans sa relation la plus importante, celle de la passion mesurée, ce feu, ce "foudroiement".

 

Shaker Laibi ne se prend donc pas au sérieux d'une manière orgueilleuse. Ses dessins sont un signe de tempérance et une représentation de la mesure, de l'équilibre. Ils associent le jour à la nuit, l'eau au feu, l'homme à la féminité. Ils complètent les principes de la vie par leur joie. Sa peinture n'est pas lourde. Elle reste ouverte, belle, sincère.

 

Nous vivons une époque qui est pornographe. Ces dessins sont témoin de leur temps, encrés dans la quotidienneté que la publicité reprend, mais notre poète n'a rien d'un publiciste ou d'un graphiste. Au contraire, il se situe presque dans une autre époque car il ne travaille pas ses dessins à l'ordinateur. Il travaille de façon artisanale, paysanne. Rimbaud disait que la main à la plume vaut la main à la charrue. Shaker pourrait dire quelque chose de semblable. Il laboure réellement le papier. Son labeur est rustre et précis à la fois, encadenassé à la terre, digne des plus grands artistes. A notre époque, alors que l'on projette des images fractales sur des écrans, notre peintre est présent pour contrebalancer la technologie et célébrer la construction du peintre, jour après jour, heure après heure, dans une rigueur et une sévérité extrême qui éclatent dans le jeu définitif, final, authentique. Non. Shaker n'est pas un artiste qui utilise des moyens modernes pour dessiner. Lui, il travaille intiment, dans le silence et l'anonymat, jusqu'au point d'où surgissent vingt-quatre dessins et trois huiles dans la lumière de la société, comme dans l'art brut.

 

Shaker a écrit une grande quantité de livres. Pour respirer et quitter le langage, par ses dessins, il a fait preuve d'universalité car l'image est universelle. Il aère son esprit lorsqu'il dessine, et garde sa qualité de poète, ses moyens de créer des métaphores picturales, un nouveau langage qui ne ressemble à rien puisqu’il sort des œuvres d'art contemporaines et lutte contre le conceptualisme. Shaker n'est pas un phénoménologue qui cherche à réduire l'image et à dialectiser, d'une certaine manière, les concepts. Il agit de façon réelle et non pas déréelle. Il travaille de son corps et de son cœur. Il se place en interlocuteur du conceptualisme et de la philosophie gratuite. Il est une brebis dans le monde de l'art, mais une brebis donc le bouc du génie fait table rase des œuvres conceptuelles pour redonner de la vigueur à l'art. Il semble comme un bâtisseur de Babel et de cathédrale d’autres époques. Son travail, relié au ciel et à la terre, fait de lui un serviteur de l'art, un médium isolé dans le grand bal des tableaux sans forme, un peintre que les critiques pourraient célébrer plus souvent.

 

L'homme, dans ces dessins, domine la femme. Ces deux êtres se situent dans un équilibre cosmique : le muscle et la fertilité. Pourtant, sur un des dessins, l'homme ne domine pas. Il baisse les yeux. Entre excitation, sexe et tendresse, se trouve un homme impuissant, figé dans son monologue, même si la femme tente de le faire parler, de le ramener à la réalité. Dans ce tableau où le héros est fatigué de la vie existe une face dépressive, une folie, la fin d'un acte. Dans ce contrebalancement des forces cosmiques se trouve la relation humaine et physique, la petite mort pour laquelle des hommes donnent leur vie, leur arme. beaucoup d'artistes ont dessinés des nus érotiques, équilibrés, hétérosexuels ou féministes, les artistes sont souvent des mal aimés, des dieux en quête de leurs muses, des séducteurs qui, faute d'être bourgeois, traquent les femmes et s'éloignent du symbole familial. Ces dessins ne sont pas bourgeois, sociaux, mais à même la moiteur de la femme, le feu du sexe, les diamants de l'érotisme. Ils incarnent la vie de bohème, la séduction, la tromperie, le passage d'une femme à l'autre avec, à leur paroxysme, l'homme qui baisse la tête, qui est fatigué, qui n'a plus la force de porter un tableau tel un ouvrir et qui se trouve au bord des larmes, des sanglots, dans le silence du dernier dessin de la série, l'aboutissement d'une histoire érotique, physique, sexuelle, bref, charnelle. Shaker Laibi n'est pas un être inépuisable, dominateur. Il sait aussi devenir humble, devant sa compagne.

 

Les personnages en jeu ont le même âge. Ils sont ni jeune ni vieux, mais adultes. Notre peintre aurait peut-être du jouer sur leur âge, créer un écart entre eux, pour jongler entre l'érotisme et l'impudeur. Leur similitude crée pourtant une fusion, un balancement authentique où l'homme et la femme se font écho dans un système quasi parfait et simple.

 

Lorsque nous songeons à Eve, nous remarquons qu'elle a le sexe caché et les seins nus. Dans la société occidentale, la femme n'a pas les seins nus. Il existe un équilibre entre Eve et la femme moderne. Pourtant, la femme représentée de façon picturale, qu'elle soit vêtue ou à moitié nue, demeure un sujet érotique. Shakir Laibi fait plus, va plus loin. Il représente non seulement la femme totalement nue, et donc en deçà de Eve et de la femme moderne. Il représente la femme nue, totalement nue, comme lors de la protohistoire qui se situe entre la préhistoire et l'antiquité. Il dessine sa dulcinée sans feuille de vigne et sans cache sur la poitrine. Il l'offre, absolument dévêtue, au spectateur, dans une vision tribale, sans temporalité. De plus, s'il va plus loin, c'est que nous sommes habitués à voir des femmes dévêtues et non des hommes. Chez les Grecs, l'homme n'est pas en érection. Son sexe reste petit, pétrifié. Shaker Laibi, au contraire des Grecs, représente l'homme dans son érection et son personnages masculins devient fier, et paradoxalement ridicule, de son excitation. Il est gonflé par sa bandaison, heureux de pouvoir faire l'amour à sa femme. L'être nu n'a plus à être une femme, mais une femme et un homme dans leur relation mystique car, pour Shaker, le sexe et l'érotisme sont sacrés, prières. Pour notre peintre, il existe dans le dessin érotique un lien avec la mystique dans lequel le créateur artistique compose une scène sacrée. la petite mort lors de la relation sexuelle prend tout son sens et devient sublimée vers le ciel par les corps charnels de l'homme et de la femme copulant. Ainsi, la fécondité des actes représentés vagit et annonce une multitude d'enfants, symboles de la pérennité.

 

Les dessins interprètent le manque de nos sociétés, où l'amour se fait rare. En Europe comme au Moyen-Orient, l'homme et la femme sont seuls, se trompent, se haïssent et se cherchent. Ils ont des histoires éphémères, extraconjugales, pathétiques. Ils souffrent du manque de noblesse et de leur animalité indésirée, forte, incontrôlable. Les dessins érotiques nous rappellent à l'amour, au désir éternel, à la continuation de la sensualité jusqu'à son éternelle consolation. Ils donnent une porte ouvert au monde dont la chambre et gorgée de vice et de parjure. Ils offrent une solution à la quête de l'être vers son double, l'autre, l'autrui dont parle Emmanuel Levinas. Dans les villes, si l'on ouvre ce livre, on peut voir la sensualité, le rapport du mâle et de la femelle qui ne sont pas seuls, car nous y trouvons des êtres qui se caressent et qui font l'amour. Physiquement, l'homme et la femme sont faits pour se rencontrer. De plus, nous venons tous de parents qui ont connu la relation physique. Nous ne descendons pas d'une Vierge Marie, mais de la sueur, de l'odeur forte des ébats. Les dessins érotiques sont la douve de l'art, comme en parle le poète français Yves Bonnefoy. Le sexe représente la perpétuation de la race, de six milliards de races, l'herbe que l'on coupe et qui repousse. Ils sont la fenêtre béante sur le futur, devant la mort inépuisable de l'humain et sa pérégrination dans le renouvellement. Shaker nous offre un antidote au néant et à la mort, au décès, à l'extinction de l'humanité. Il porte un message, celui du peuple qui retombe sur ses pattes par la fertilisation de ses femmes. Pour Shaker, il n'y a plus de finalité dans l'histoire. Ses dessins représentent des êtres avides de caresses et de pénétrations, des êtres dans la crise de la quarantaine qui font leurs derniers enfants, et comme le dit Kant, le dernier enfant porte en lui le plus de vie. Ces personnages de Shaker sont drogués par le temps à rattraper, les erreurs passées dans leurs relations, les amours perdues qu'ils tentent de retrouver en faisant l'amour comme des bêtes. Pour eux, la relation physique est un renouvellement de la mort à la vie. Ils rajeunissent en cascadants, l'un dans l'autre. Ils refusent la vieillesse, l'impuissance, la ménopause. Ils profitent du temps, comme ces amants qui restent au lit le dimanche. Ils sont en pleine course contre le temps, la mort. Ils font concurrence à notre Dieu créateur car ils tentent de semer le plus de graines possibles, charnelles et spirituelles. Ils vont à contre courant de la solitude et rencontrent une solitude encore plus grande, celle d'être emprisonné dans la sensualité. Ils ne pensent plus. Une grande chute de tension envahit leurs veines. Ils fuient la théorie, les mots, la pensée et la philosophie. Ils ne veulent qu'être chair, viande, dans la sexualité, l'ultime caresse, et ils oublient les amours simples. Ils sont passionnels et, d'une certaine manière s'insultent en se poussant physiquement à bout dans les retranchements de l'érotisme.

Un des personnages porte un tableau, comme Sisyphe porte sa pierre. L'homme roule le tableau, ce qui me semble être un mouvement dans le dessin qui traite du mythe de l'absurdité, du désir à son paroxysme, c'est à dire sans début ni fin. L'homme porte le tableau et reste fier de son érection si futile, parfois, dans la société. Il monte et descend sur la montagne femme et s'en voit d'autant plus réjoui. Il vit dans une autosatisfaction permanente et rejoint l'orgueil. Le mâle aime dominer, faire l'amour à la femme comme il le veut non pas comme elle l'attend. Il désire dominer, tel un taureau, le toréador. Ce personnage est un peintre. Pour Shaker Laibi, ces dessins peuvent être autobiographiques, des portraits de sa propre vie sensuelle. Dans la cité, le rôle du peintre est de choyer la femme, de rester l'amant qui la peint. Le personnage couple et utilise ses toiles comme médiums vers la pénétration du modèle. L'acte de peindre devient double, lié à l'art et à la chair.

 

La peinture de Shaker est ainsi autobiographique. Il se représente au quotidien, avec sa compagne dans la plus grande intimité. Ses dessins sont des autoportraits dans les lesquels il se place en héros érotique. Il se représente dans la phase la plus secrète de sa vie: sa fonction sexuelle. Nous retrouvons dans les kiosques de notre époque des magazines érotiques. A l'époque, ou encore dans une ville vertueuse, nous pourrions retrouver dans ces mêmes kiosques les dessins de Shaker. Ils touchent tous le monde. Ils s'associent à l'hallucination collective de l'importance de la pornographie. De plus, si le sexe est si important, c'est que nous en venons tous, que nous soyons musulmans ou chrétiens. Ces dessins sont un peu le Cantique des Cantique aux temps modernes, le chant du corps, la mélopée humaine.

 

Sur l'un des dessins, la femme touche la lune de son pied. Dans le symbolisme chrétien, la lune est la Vierge, située dans le système de la théosolie. La femme qui touche cet astre de divine alors qu'elle est en plein ébat. Dans sa relation physique à l'homme, elle rejoint le ciel. Nous retrouvons ici un principe mystique, lié à la chair. Le sexe devient ainsi une prière, un débat philosophique et religieux.

 

Dans un autre dessin, reproduit d’après une photographie de Pierre Louÿs, à la place du phallus de l'homme nous retrouvons une ombre. La pudeur du peintre rend cet homme vague, sans phallus apparent. Il fait de lui un castra. A la Renaissance, les castras étaient des symboles sexuels que la foule idéalisait. L'homme, chez shaker, est un superman des temps modernes, avec son casque, comme s'il allait se rendre au combat et qu'il copulait avant la guerre. Autour des ces peintures, le monde est en guerre, mais il existe une forme de trêve. Cette trêve est la copulation intime.

 

Dans une des représentations, l'homme est couché dans une barque. Cette barque pourrait être celle qui vogue sur le Styx, vers les Enfers. Ce dessin va vers le sublime de la tragédie, et nous rappelle le mythe d'Orphée et d'Euridice. Shaker Laibi descend au cœur du monde pour retrouver sa belle. Il se retourne. Sa belle devient pétrifiée, méduse antinomique. La présence de l'animal est celle du Cerbère.

 

En arrière plan des dessins, ils y a souvent des rectangles noirs. Ils peuvent représenter les gratte ciels carbonisés, les immeubles détruits par une guerre imaginée. Il y a eu Néron et sa Rome incendiée. Il y a Shaker et sa ville détruite, avec le renouveau représenté par les amants qui font l'amour. La peinture devient politique, engagée, journalistique, plus que de rester minimaliste par ces formes obscures et abstraites, tels ces rectangles de surface plane, vacantes.

 

Dans son écriture théorique, Shaker est un intellectuel. Il juge l'art, le critique. Dans sa peinture, il demeure charnel: il est un expérimentaliste. Sa polyvalence lui offre un double regard sur le tableau, une approche à la fois académique et moderne, quand la modernité reste encrée dans la spontanéité, l'instinct. Notre peintre est un homme de la pensée et de la vie.

 

A notre époque lors de laquelle le sida fait des ravages et où le sexe est consommé, afin de fuir notre misère humaine, nous sommes à la recherche d'une caresse. Quoi de plus réjouissant qu'une main qui nous frôle lorsque nous sommes plongés dans une solitude inavouée ? Shaker rend hommage à l'humanité en mêlant les corps. Il fait de l'amour un chant profond qui monte des abysses de l'exclusion pour la détruire et célébrer le lien intrinsèque de tout homme à toute femme. Il renoue avec les époques fastes en émotions et nous plongent dans ce que nous recherchons tous : l'accompagnement et le désir. Il nous permet de retrouver espoir, de croire en notre futur, notre présent et notre passé.

TROISIEME CHAPITRE

L'histoire est principalement faite par les morts. Hormis ce contexte morbide, ce qui sépare les temps modernes de l'antiquité reste la technologie. A toutes les époques, les cadavres ont eu la même odeur et l'amour la même grandeur. Que ce soit chez les Indiens Quetchua d'Amérique du Sud, ou encore chez les Egyptiens et les Grecs, il existe des représentations érotiques qui ont les mêmes caractéristiques. Sur tous ces dessins, qu'ils aient plusieurs millénaires d'existence, ou encore qu'ils soient ceux de Shaker Laibi, nous y retrouvons la présence du corps et du sexe. L'amour et l'érotisme font partie des Lois Universelles du monde, chez tous les hommes et toutes les femmes.

 

Aujourd'hui, il est mis en évidence dans les magazines que nous vivons une période libertine, au contraire de l'époque Victorienne, bigote. Pourtant, nous n'avons peut-être jamais été si moralisateurs, avec le devoir de jouir et celui de séduire. Nous vivons une période où les dessins érotiques vont à contre-courant. En effet, les représentations sexuelles se sont disséminées dans les journaux pornographiques et ont perdu leur esthétique, et dans le monde de l'art, par le conceptualisme du vingtième siècle, le corps s'est effacé. Les dessins de Shaker ne sont pas communs. Ils n'ont rien de conceptuel. Ils représentent ce qui a toujours existé: l'amour et le sexe. Nous venons, humains, tous du sexe. Si nous avons des enfants, nous avons beau sembler pudiques ou bourgeois, pourtant nous avons commis le péché suprême, celui d'avoir fait l'amour. Les dessins érotiques ne sont, en réalité, pas proprement choquant. Ils représentent la scène d'où l'homme descend. Ils réalisent l'origine du monde, tel le tableau bien connu de Courbet. Ils sont un principe véritable, une source de l'histoire. Plus que la guerre dans l'histoire, il y a la loi universelle du sexe. Le sexe précède la guerre. Les tableaux de Shaker pourraient avoir une valeur dans le temps de l'homme, le temps et son événement majeur: la procréation.

 

Les dessins de Shaker ne me semblent, en fin de compte, pas religieux, au sens commun du terme. En effet, dans les religions, l'homosexualité, la zoophilie, l'inceste et l'érotisme sont tabous. Pour les moines zen, il ne faut pas jouir avec la main et la bouche. Il faut procréer. Shaker est à contre-courant. Il met en avant le jeu, la caresse. Il s'oppose à l'acte de la procréation purement mécanique. Il met en avant l'amour qui a toujours existé dans toutes les civilisations. La conception religieuse du sexe voit celui-ci comme le moyen primal de féconder un autre. Pas d'érotisme chez le moine zen. Juste l'acte moteur qui engendre les enfants, sans forcément introduire l'idée de plaisir. Les dessins de Shaker vont plus loin que la théologie du corps dans sa mécanique. Ils célèbrent ce qui a existé en tous temps: la caresse, l'érotisme, le plaisir et la jouissance que les religions combattent et ont combattu.

 

Un monde sans érotisme est fait de viols et d'incendies: c'est le chaos. Un monde sans érotisme, sans sexe, c'est la fin de l'humanité, un futur de cent ans, la mort. Les dessins de Shaker sont incontournables, car ils représentent la perpétuation sensuelle et corporelle, le futur à grande échelle. Ils sont un symbole de la pérennité, ce que nous cherchons tous : la création pour ressembler à Dieu. Saint Thomas d'Aquin dit que ce Dieu a donné la puissance à la matière lors de la Création. Ne dit-on pas qu'un homme est puissant ou impuissant?

 

Dans les années vingt, Henri Miller a choqué l'Amérique alors qu'il a été glorifié en France. Il était un pornographe. Dans le sens du dix neuvième siècle, ce mot veux dire écrivain. A l'époque d'Henri Miller il prend une connotation érotique, du vécu. Si nous remontons dans le temps, Sade s'est fait emprisonner. Entre Miller et Sade, il se trouve un saut moral, une acceptation sociale du sexe. Pourtant, à leurs époques, ce sexe avait la même importance. Il reste et restera, peut-être, une loi antihistorique parce que finalement en dehors de l'histoire humaine: le sexe ne change pas. Il se perpétue. Il est indestructible, immuable, comme Dieu. Ainsi, les dessins de Shaker pourraient exister à l'époque de Toutankamon, comme de Jules César, ou encore dans dix mille ans, si le soleil se lève encore.

 

L'érotisme s'oppose à la mort. On meurt seul, mais on fait l'amour à deux. Les dessins de Shaker ne supposent pas chez ce peintre une omniprésence du sexe dans sa vie, mais un désir de sacraliser cet acte en le dessinant dans la solitude et le rapport au sublime. Nous pourrions penser que Shaker se fait égoïstement plaisir en faisant ces dessins, comme par onanisme artistique, mais cela ne semble pas être le cas: Il les a fait pour faire plaisir à une femme. Ainsi, ces dessins ne sont pas l'aboutissement d'un acte purement solitaire, mais faits dans un but de message d'amour, au nom d'une Muse, bref, pour elle. La création picturale de l'érotisme peut-être la forme la plus poussée de l'amour platonique et aussi, physique. Shaker Laibi peint quasiment sur le corps de sa Muse. Ces dessins sont des tatouages sublimés, de la peinture sur un corps mystique, comme les Chinois le pratiquent depuis des millénaires. Ils sont épidermique sur la femme de papier.

 

Bref, Shaker Laibi représente ce qui précède tous les événements. Il va au-delà de la naissance, premier événement de la vie. Il est, peut-être, un artefact de Dieu.

 

Il y a, dans ces dessins, la présence d'un coq. Il symbolise le lever du soleil, le lendemain, l'espérance d'un nouveau jour. La peinture de Shaker ne semble ainsi pas fataliste. Le coq, dans les traditions helléniques, existe comme dieu chez les Crétois. Le coq se trouvait prêt de Léto, enceinte de Zeus, lorsqu'elle accoucha d'Apollon et d'Artémis. Le coq est assimilé aux dieux solaires et aux déesses lunaires. Un des personnages aurait pu accoucher, dans les dessins de Shaker. Une femme mettant bas semble représenter un des sommets de l'érotisme.

 

Il y a aussi le croissant représenté, lui, à la fois ouvert et fermé, symbole cosmique que les sages musulmans ont rattaché aux cornes du taureau. Il n'a pas toujours eu, pourtant, une connotation mystique. Les croisés avaient des croix dessinées sur leur cottes de maille. Les musulmans reprirent le croissant pour opposer un symbole à celui des chrétiens. Le croissant représente l'Orient depuis les croisades, mais avant, il eut une origine plus ancienne. Dans le dernier dessin de la série, il n'a plus sa place. Le manque de couleur et la position des amants dégénère. Le peintre, témoin de sa chute artistique, s'est arrêté à ce moment, comme pour signifier que la série était aboutie, qu'il avait exprimé ce qu'il avait exprimé. Nous nous trouvons devant une mort originale qui représente les fluctuations de la vie, la temporalité du chapitre artiste, le sens éphémère de l'impulsion picturale.

 

Shaker Laibi n'est pas le seul a s'arrêter de dégénérer. Aujourd'hui, le regard occidental devant la femme orientale change. En effet, dans le Moyen Age, en Orient, les esclaves étaient plus nombreuses que les femmes nobles. Elles portaient le voile au contraire de ces femmes aristocrates, pourtant, seules dans leur chambre, entre elles, devant le miroir, les femmes esclaves ôtaient le voile pour symboliser leur désir d'être affranchies. Lorsque les femmes aristocrates s'en rendirent compte, elles vinrent vers Mahomet et s'en plaignirent. Mahomet ordonna alors le port du voile pour toutes les femmes, ce qui, naturellement, ne fut pas fait intégralement. Entre la juridiction et la réalité existe un faussé. A cette époque, la femme, en Islam, avait la place de mécène. Elle organisait chez elle des lectures publiques. Elle faisait construire des aqueducs et des palais. Sans elle, la présence de l'art et de la poésie n'auraient pas eu une place identique en Orient. De plus, en Islam, à cette époque, la pratique sexuelle était vue comme naturelle. Savants et cheiks, comme Tifashi en 1253, et Nafzawi en 1324 écrivirent des poèmes érotiques. On retrouve la présence du corps dans les palais ommeyyades Qasr 'Amra (VIII siècle) et les palais de leurs successeurs abbassides (al-Jawsaq de calife al-Moutawaqkil m. 861). Il y a aussi les poètes soufis qui ont traité de l'érotisme. En lisant Ibn Arabi ou Ibn al-Farid, on peut dénoter des histoires d'amour homosexuelles et aussi, des idées très charnelles. Ibn Abi Rabi'a souhaita dans un poème que le pèlerinage soit obligatoire chaque deux mois, et non pas chaque année comme c'est la coutume musulmane, pour qu'il puisse contempler plus souvent le visage de faïence des femmes arabes.

 

Aicha, la plus belle femme et la plus jeune du Prophète de l'Islam fut accusée d'une aventure extraconjugale mais fut acquittée par le Coran (11 et 12/La lumière). Soukayana bnt al-Housayn, descendante du Prophète, fut très écoutée des grands poètes, dans l'époque abbasside, où la présence importante des danseuses et des chanteuses existait. Ecoles, tavernes, hôtels et fontaines publiques existent grâce aux femmes mécènes, telle la mère du calife al-Muqtadir (908-932). Zoumouroud al Turkiyya (La Turque) (m. 1202), mère du calife al-Nâsir (1180-1225), construira plusieurs mosolées. La fille d'Ibn al-'Allaf et d'Abi Mansour ibn al-Mouzarra' (Bagdad, entre 980 et 1055) fut une femme révolutionnaire qui porta un toge masculin, s'enrubanna par une corde et porta un sabre avec un bouclier. Elle sortait, la nuit, avec les chevaliers, al-Ayarin, du quartier. Elle s'enivrait avec eux puis, à l'aube, les chevaliers la ramenaient chez son mari ivre-morte.. Les aventures des bédouines sont les plus fameuses dans l'histoire littéraire et sociale arabe. Ibn Mandour (1232-1311), auteur du dictionnaire le plus important de la langue arabe classique, Lissan al-arabe, se réfère assez souvent à la parole d'une bédouine, Ibnat al-Khous, qui donne les meilleurs conseils sexuels de leur temps, peut-être. Ainsi nous pouvons remarquer que la femme arabe ne fut pas toujours voilée.

 

CONCLUSION

 

Les arabes ne sont pas seulement de pauvres paysans qui labourent les champs. Ils ne vivent pas uniquement dans le désert. Ils savent aussi se confronter à la création artistique. Ils peuvent peindre. Notre histoire occidentale ne vient pas d’une génération spontanée. Elle a des origines, notamment en Orient. Le berceau de l’humanité, nous l’oublions souvent, pourrait se trouver dans cet Orient qui n’est pas uniquement une source de guerres et de ponts aériens, une oasis de pétrole, une contrée où les femmes sont voilées, maltraitées, un Afghanistan qui détruit un fameux Bouddha et que, d’ailleurs, le reste de l’Islam exècre car l’Islam est plus que tolérant. Il est aussi une contrée où l’art et la poésie ont leur place. L’art figuratif a encore sa place. Sa conceptualisation n’est pas générale. Et les peintures érotiques restent un pivot de l’humanité, un bol d’air dans les musées macabres de l’art moderne. Elles se situent à toutes les époques, et nous permettent d’exprimer notre idéal terrestre : l’amour. Ainsi, nous pouvons supposer que d’autres dessins érotiques apparaîtront dans le monde de l’art. La représentation des corps mêlés, et le dessin académique, n’ont pas atteint leur fin. D’autres Rodin suivront. D’autres Shaker Laibi peindront.

Mathias Brambilla

Livres publiés :

Hard rock poésie, Ed. Sauvagine, 1992
Le nautonier de la mort, Ed. Sauvagine, 1993
Décembre acide, Ed. Zanzibar, 1994
Le seuil, Ed.Zanzibar, 1995
Pour faire l'amour au macadam et taire la mort au creux du gin, Ed. Samizdat 1996
Le singe métaphysique, Ed. Melchior, 1999

 

 

Retour à la page d'accueil