Art islamique et mathématiques

Floriane & Luc-Olivier Pochon, IRDP

Introduction

Chacun connaît les merveilleux "alicatados" de l'Alhambra de Grenade ou les mosaïques des mosquées un peu partout dans le monde. Les principes à la base de ces "pavages" sont par contre moins connus. Ils sont liés à quelques propriétés arithmétiques et géométriques élémentaires qui constituent autant de jolis problèmes mathématiques, certains simples d'autres plus compliqués.

Le sujet a été traité par de nombreux auteurs. Plusieurs approches sont purement symboliques (voir Grabar, 1996, pour un exemple récent), mais beaucoup sont à mi-chemin entre art (plastique ou architecture) et mathématiques.

Un ouvrage précurseur est celui de Bourgoin (1879), "Eléments de l'art arabe, le trait des entrelacs", qui fournit une classification des patterns, mais dont la partie "théorique" ne présente plus d'intérêt et dont seules les planches ont été réimprimées (avec de bref commentaires en anglais) en 1973.

L'approche la plus connue est probablement celle liée aux groupes d'ornementation; elle fait l'objet d'approches classiques (Weyl, 1952, Coxeter, 1961) ou plus modernes (Abas & Salman, 1995, Hussein & Masayuki, 1999)[1]. Toutefois, l'existence de patterns à base de figures à 10, voire 9 ou 7 côtés[2] (fig 1) laisse penser que les recherches des mathématiciens arabes étaient d'un autre type, d'autant plus que plusieurs des pavages "différents" correspondent au même groupe d'ornementation[3].

Figure 1: sur cette reproduction tirée de Mülayim (1982) on voit une rosace a 10 branches

Une autre approche paraît plus près de la philosophie originelle. Elle est principalement présentée dans des livres d'architecture. C'est celle que nous aborderons ici. Selon cette approche, chaque ornement est construit à partir d'un recouvrement du plan par des polygones réguliers de même qui en représentent l'ordre sous-jacent et souvent caché. La figure 2 montre un exemple de construction tiré de l'ouvrage de Critchlow (1976).

Figure 2: l'ornement est construit à partir du pavage en traitillés (auquel sera attribué ultérieurement le type N) en introduisant un "angle" sur chaque arête (reproduction tirée de Critchlow, 1976)

A noter que si le principe de construction à partir d'un réseau polygonal est souvent utilisé, le fait que le réseau soit consitué de polygones réguliers, ne semble pas être une règle générale ainsi que cela a déjà été mentionné, et l'on trouve des exemples où les polygones ne sont pas tous réguliers (fig 3).

Figure 3: ces deux patterns sont repris de Kaplan. Le premier est bâti avec des losanges et des pentagones réguliers, les deux polygones ayant des cotés égaux. Le deuxième est construit avec des hexagones réguliers, des polygones réguliers à 9 côtés et des triangles isocèles (non équilatéraux)

Chaque pavage est caractérisé par les différents types de sommets. A titre d'exemple, sur la figure 2, on constate un seul type de sommet du pavage de base celui commun à une hexagone, un triangle et deux carrés.

Critchlow (1976) classe les pavages sont classés en trois familles, les réguliers, les semi-réguliers et les demi-réguliers. Le but de cet article est de faire la liste des pavages possibles par des méthodes « élémentaires » en se restreignant aux réseaux construits avec des polygones réguliers. Plus précisément, la question est d'aborder le problème de l'exhaustivité de la liste des quatorze pavages demi-réguliers. Cette liste ne semble pas complète et la conclusion fera quelques hypothèses à ce propos.

En cours de route divers résultats sont énumérés dont chacun constitue une situation mathématique intéressante.

Un rappel

Résultat 1: la valeur de l'angle intérieur d'un polygone à n côtés vaut :

Avec les notations de la figure 4, on a la relation + = 180 .

Donc = 180 - . En amplifiant cette relation par n, nombre de côtés, on trouve que n (180 - ) = 360 d'où: n = 180n - 360 = 180 (n - 2) ce qui conduit au résultat recherché, élémentaire, mais qui ne manque pas d'élégance.

Figure 4: la mesure de l'angle intérieur d'un polygone est en relation avec la mesure de l'angle au centre

La famille des pavages réguliers

Ce sont ceux où un seul polygone est utilisé. Chaque sommet est donc entouré de 360/ polygones, c'est-à-dire: polygones.

Ce nombre doit être entier (positif) ce qui n'est possible que pour n = 3, 4, 6 ainsi que le montre facilement la transformation suivante:

Tous les sommets sont donc du même type. Ces pavages, ainsi que les sommets, seront respectivement désignés par les types (1), (2) et (3).

Résultat 2: il y a trois pavages réguliers. Ils sont représentés dans la figure 5.

Figure 5: les trois pavages réguliers. Leur type est désigné par (1), (2), (3). Avec la notation (symbole) de Schläfli, ces pavages sont {3,6}, {4,4} et {6,3}

On remarquera le choix judicieux, pour ce travail de la découpe du tour complet en 360 parties[4] !

Pour la suite, il est utile d'introduire la notion de type d'un sommet du pavage. Un sommet entouré de 3 polygones (d'ordre 3) ayant respectivement n1, n2 et n3 côtés sera de type (n1 , n2 , n3) (compté dans le sens contraire des aiguilles d'une montre). Cette définition est prolongée aux sommets d'ordre quelconque dont deux exemples sont donnés dans la figure 6.

Figure 6: le sommet S est d'ordre 5 et de type (4, 4, 3, 3, 3) et les sommet S' est de type (4, 3, 3, 4, 3)

Les sommets des pavages réguliers de type (1), (2) et (3) sont respectivement de type (3, 3, 3, 3, 3, 3); (4, 4, 4, 4) et (6, 6, 6). Lorsqu'un pavage possède un sommet d'un seul type, il reçoit le type de ce sommet.

Les pavages semi-réguliers

Un pavage est semi-régulier si tous les sommets sont superposables par une isométrie, c'est-à-dire sont soit tous du même type, soit du même type à une symétrie près; par exemple: (4, 12, 6) et (4, 6, 12). Par contre, les sommets S et S' de la figure 6 ne sont pas isométriques.

Résultat 3 : Chaque sommet doit être entouré d'au moins 3 polygones et ce nombre ne peut pas excéder 6 (sinon l'un des polygones aurait un angle intérieur inférieur à 60°, ce qui est impossible pour un polygone régulier).

Les pavages semi-réguliers d'ordre 3

Ce sont les pavages où tous les sommets sont d'ordre 3 et du même type. Si 1, 2 et 3 sont les angles intérieurs et n1, n2 et n3 le nombre de côtés des polygones (fig 7), on a:

Résultat 4: la somme des inverses des nombres de côtés des polygones vaut 1/2.

Figure 7: sommet d'ordre 3 de type (n1, n2, n3)

La démonstration du résultat 4 se fait aisément à partir du résultat 1 .

Trouver tous les triplets de nombre n1, n2 et n3 dont la somme des inverses est la moitié de l'unité, voilà un premier petit problème concernant les nombres. Il est assez facile à résoudre par énumération dès que l'on a constaté que l'une des fractions doit être supérieure à 1/6 et donc qu'un des dénominateurs (n1 par exemple) est inférieur à 6 (et supérieur à 3).

Résultat 5 : Les solutions de la relation (II) sont données dans le tableau 1.

Tableau 1: triplets de nombres naturels dont la somme des inverses vaut 1/2
Solution no n1 n2 n3 Type de sommet
1 3 7 42 A
2 3 8 24 B
3 3 9 18 C
4 3 10 15 D
5 3 12 12 E
6 4 5 20 F
7 4 6 12 G
8 4 8 8 H
9 5 5 10 I
10 6 6 6 3

Il est aisé construite des sommets de chacun des types.

Par contre, ce n'est pas possible de construire un pavage semi-régulier pour tous ces types. On constate facilement que si un des ni est impair alors les deux autres valeurs doivent être égales. En se référant à la figure 8, le sommet S' est de type (3, n2, x) et S'' de type (3, x, n1). Ils sont du même type que S qui est de type (3, n1, n2). Donc x = n1= n2.

Figure 8: les alentours d'un polygone à nombre impair de côtés (triangle) dans un pavage semi-régulier d'ordre 3

Les solutions: 1, 2, 3, 4, 6 et 9 ne peuvent donc pas constituer des types de sommets d'un pavage semi-régulier. Il reste donc les solutions 5, 7, 8 (la solution 10 a déjà été vue précédemment) qui conduisent aux somments et aux pavages de type E, G et H (figure 9).

Résultat 6: il y a 3 types de pavage semi-réguliers d'ordre 3. Ils correspondent aux sommets de type E, G, H.

Figure 9: les pavages semi-réguliers d'ordre 3 de type E, G, H

Remarques:

1) L'hexagone peut être pavé par 6 triangles. Le dodécagone peut être pavé par 6 carrés et 6 triangles (fig 10) ou par 6 pavés et 12 triangles. Les pavages contenant des hexagones et des dodécagones peuvent donc être subdivisés.

2) Etant donnés des polygones, la construction du pavage correspondant se fait relativement facilement, les possiblités se révèlent rapidement en nombre limité. Malheureusement, les pièces de jeux de mosaïque trouvé sur le marché ne proposent pas les pièces utilisées ici (la plupart du temps, ces pièces sont construites sur la base du triangle isocèle rectangle).

Figure 10: décomposition du dodécagone en triangles, carrés et hexagone

Résultat 7: Pour les sommets d'ordre 4, 5 et 6 on a les relations suivantes:

Elles s'obtiennent de manière identique au résultat 4:

Sommets d'ordre 4

Résultat 8: Il n'y a que 4 solutions (à des permutations près). Elles sont données dans le tableau 2.

Tableau 2: 4-uples solutions de la relation (III)

Solution n1 n2 n3 n4 Type de sommet
1 3 3 4 12 L et L'
2 3 3 6 6 M et M'
3 3 4 4 6 N et N'
4 4 4 4 4 2

A noter tout d'abord que chaque solution conduit à deux type de sommets différents:

L = (3, 4, 3, 12); L' = (3, 3, 4, 12)
M = (3, 6, 3, 6) ; M' = (3, 3, 6, 6)
N = (3, 4, 6, 4); N' = (3, 4, 4, 6)

Il n'est pas possible de construire des pavages de type L, L', M', N' (selon un raisonnement semblable à celui de la page 4). Mais on verra que des pavages peuvent être construits qui intègrent plusieurs de ces types.

Par contre, il est possible de construire des pavages de type M et N (fig 11) de façon unique. La solution 4 est le pavage régulier d'ordre 4 (type 2).

Figure 11: pavages semi-réguliers de type M et N

Sommets d'ordre 5

Résultat 9 : Il n'y a que 2 solutions (à des permutations près). Elles sont données dans le tableau 3.

Tableau 5: 5-uples solutions de la relation (IV)

Solution n1 n2 n3 n4 n5 Type de sommet
1 3 3 3 4 4 Q et Q'
2 3 3 3 3 6 R

Q est le sommet de type: (3, 3, 4, 3, 4) et Q' de type (3, 3, 3, 4, 4)

La figure 12 montre que des patterns de type Q, Q' et R existent. Ils sont uniques.

Figure 12: les pavages de type Q, Q', R

Sommets d'ordre 6

Résultat 10 : Il n'existe qu'une seule solution d'ordre 6. Elle correspond au pavage triangulaire (type 1).

Résultat 11 : En définitive, il existe 3 pavages réguliers et 8 semi-réguliers.

Les pavages n-réguliers

Les pavages n-réguliers possèdent des sommets de n types différents (on propose de nommer 1-réguliers les pavages semi-réguliers et 0-réguliers les réguliers). L'ensemble des pavages n-réguliers (n>1) sont dits demi-réguliers.

On constate que les solutions d'ordre 3 qui n'ont pas permis de créer des pavages 1-réguliers, ne peuvent pas non plus être utilisées dans des pavages n-réguliers. En effet, dans chaque cas apparaît un couple de polygones qui n'apparaît dans aucun autre sommet. Par exemple, le sommet de type (3, 10, 15) devrait être relié à un sommet de type (3, 10, ...) qui n'existe pas.

Par conséquent les sommets des pavages demi-réguliers (n-réguliers avec n>1) ne peuvent être que d'un type déjà considéré : 1, 2, 3, E, G, H, M,N, Q, Q', R, auxquels il faut ajouter les sommets pour lesquels il n'existent pas de pavage semi-régulier: M', N', L et L'. On verra que tous pourront apparaître dans des pavages demi-réguliers (un exemple est donné par la figure 13). La figure 14 rassemble ces différents types de sommets.

Figure 13: Un pavage 2-régulier de type N+N' (S1 est de type N, S2 de type N'). Il existe un pavage 1-régulier de type N, mais il n'en existe pas de type N'

Figure 14: l'ensemble des sommets pouvant intervenir dans la construction de pavages n-réguliers

Vers un catalogue des pavages n-réguliers

Critchlow mentionne 14 pavages n-réguliers (n>1).

Il s'agit des pavages suivants[5]:

2-réguliers: E+L ; L'+(1) ; M+G ; M+M' ; N+Q ; Q + (1) (2x)[6] ; N+N' ; N+Q'

3-réguliers: L+L'+Q ; L'+Q+(1) ; N+Q'+Q ; Q'+Q+(1) (2x) ;

Etant donné une liste de sommets (par exemple N et Q), il est assez facile de construire tous les pavages les intégrant. Il est aussi assez aisé de voir, cas par cas, que d'autres constructions sont impossibles; par exemple: N'+Q' ; L+L', etc.

Par contre, le problème de l'exhaustivité générale demeure. Certaines solutions, trop "simplistes", par exemple le pavage de la figure 15, sont à éliminer. Une règle d'iso-granularité, reste à préciser qui impose qu'un assemblage de polygones de base ne doit pas constituer une figure semblable à un polygone de base. Mais des assemblages plus sophistiqués, ne satisfaisant pas tout à fait la règle d'iso-granularité, apparaissent parmi les 14 solutions classiques.

Figure 15: un pavage simple ne satisfaisant pas la règle d'iso-granularité

D'autres solutions ne satisfont pas la règle d'iso-subdivision (fig 16), qui impose, lors d'une subdivision d'un pavage, de subdiviser également tout polygone de même type.

Figure 16: un pavage (de type R+1) ne respectant pas la règle d'iso-subdivision

Il reste néanmoins d'autres pavages qui ne sont pas pris en compte dans la classification de Critchlow, par exemple ceux proposés dans la figure 17.

Figure 17: deux pavage ne faisant pas partie des 14 solutions classiques, celui de gauche est 4-réguliers, il est de type: E+L+L'+Q'. Celui de droite fournit une autre disposition que celle proposée dans la figure 13 pour un pavage de type N+N'

Pour conclure

Nous nous sommes intéressé à une approche élémentaire des pavages liés aux ornements de l'art islamique. Ce bref parcours a mis en évidence des questions de mathématiques élémentaires qui peuvent faire l'objet de situations mathématiques intéressantes.

Outre ces aspects nous aimerions poser quelques questions certaines faciles d'autres qui paraissent encore ouvertes:

1) On a vu que le nombre de 14 pavages demi-réguliers avancé par Critchlow (et que nous n'avons pas pu trouver dans d'autres sources) n'a pas pû être reproduit. En particulier nous avons un nouveau pavage 2-réguliers et un pavage 4-réguliers. D'où la question: existe-t-il un critère de sélection permettant de caractériser les 14 pavages demi-réguliers proposés par Critchlow ?

2) De façon plus générale, peut-on trouver une méthode permettant de faire la liste de tous les pavages n-réguliers ? (hypothèse: leur nombre est important).

3) Existe-t-il des pavages n-réguliers et non périodiques? C'est une petite question subsidiaire facile à résoudre si l'on pense à une grande étoile utilisant la technique du pavage de type N+N' de la figure 17. Mais la réponse dépend évidemment des critères d'admissibilité pour un pavage.

Bibliographie

Abas, S. J. & Salman, A. S. (1995). Symmetries of islamic geometrical patterns. World scientific.

Bourgoin, J. (1973) . Arabic Geometrical Pattern and Design. Reprint. Dover, New York.

Coxeter, H.S.M. (1961). Introduction to Geometry. New York: John Wiley & Sons.

Critchlow, K. (1976). Islamic Patterns. Reprint. London: Thames & Hudson.

Grabar, O. (1996). L'ornement: formes et fonctions dans l'art islamique. Paris: Flammarion.

Hussein, K. & Masayuki, N. (1999). Islamic Symmetric Pattern Generation based on Group Theory. Computer Graphics International, 1999, 112-119.

Mülayim, S. (1982). Anadolu türk mimarisinde, geometrik süslemeler. Kültür ve turizm bakanligi yayinlari.

Kaplan, C.S. (s.d). Computer generated islamic star patterns. Seattle: University of Washington, Departement of computer science and engineering. (urls: www.cs.washington.edu/homes/csk/taprats ,
members.tripod.com/vismath4/kaplan/index.htm)

Weyl, H. (1952). Symmetry. Princeton: University Press.