MENGA, LA PASTORALE
(Poème en deux mouvements)
(Extraits)
MENGA, LA PASTORALE
(Poème en deux mouvements)
Virgule Editions, Genève 2000
Préface
Mathias Brambilla
Toute langue est une musique. Il n'est pas étonnant que Shaker Laibi puisse écrire dans une langue autre, car il est un grand écrivain, un poète qui sait écouter le silence du monde, et prendre conscience de chaque son, au point d'en souffrir.
Lorsque Rilke sut qu'il était peut-être entré dans l'Histoire de la littérature, il put enfin devenir stable, et pour qu'il n'écrive plus dans une langue incarnée au point de révéler sa douleur, il prit le pari de composer des vers en français: les sentiments des “Vergers” ne dépendirent plus de l'écrivain, mais de la langue propre.
Si Shaker Laibi vient de traduire tous les poèmes écrits par Rilke en français, c’est que l’auteur de "Menga, la pastorale" demeura, je l’espère, aussi lucide que le poète allemand au point de ne plus pouvoir être maître de ce qu’il dit, mais de demeurer dans ce que nous appelons le talent.
Beckett et lonesco réalisèrent que toute langue est universelle, qu'en chaque parole vit la chair, et peut-être trop conscients de leur langue maternelle, ils cherchèrent un autre monde pour se défaire de leur génie.
Entre le verbe incarné et le verbe vierge, le poète vacille. Certains jours, subit la langue universelle.
"Menga, la pastorale" ne correspond pas aux textes des écrivains de salon. Il n'est pas un exercice de style, une divagation, ni-même un fantasme. Il existe dans le monde. Il est un poème encré dans la chair, d'une profondeur réelle.
L'Histoire n'est pas un mirage. Elle refuse les élucubrations. "Menga, la pastorale" est concret, physique. Au contraire des babillages, par sa réalité poignante, il est un chef d'oeuvre incontournable.
Ne pas lire "Menga, la pastorale", c'est faire fi de la réalité.
MENGA, LA PASTORALE
(Poème en deux mouvements)
(Extraits)
16
Un morceau de pain pour la nuit de paix
Pour ce corps qui se mire dans l’eau
Depuis les aubes de bien et des maux
Depuis les clameurs de pourquoi, de quand et de mais
17
Pourquoi la nuit aux bras de poulpe
Dévorera-t-elle nos doux matins?
Pourquoi les morts de la famille envahiront-ils nos festins?
Pourquoi la rose courbera-t-elle morose dans la coupe?
19
Châteaux de bonbons pour cette fillette
Aux ailes de mercure,
Aux yeux d’errance et de présence pure.
Saphir épouse une noisette
20
Voilà une rive rêvant d’un couple pêcheur
Dont le ciel a atterri sur ses roches
Ses vagues chaudes faisant leur revanche
Sur les petits corps qui s’unissent vainqueurs
21
Une fontaine jaillissant dans nos alcôves
Séduit le coeur du noir
Par une vague de moire qui provoque des moires
Une fontaine soufflant de fièvre mauve
22
Bras de Marie, soutiens cette tête lourde
Pour qu’elle ne tombe pas dans l’oubli
Pour qu’elle rappelle la sagesse de la folie
Et qu’elle rajoute de l’ordre à l’absurde
23
O passion, épanouis-toi en tonnerre
Prélasse-toi sous une pluie douce.
Les épines embrassent nos angoisses qui poussent
Et nos roses de Noë l flânent dans la poussière
24
Le chemin de satin flamboyant
Ramène aux frissons dorés et aux yeux mouillés
A novembre qui dissimule la violence du juillet
Au bosquet de lionne folle que suit son lion
25
Nous fêterons ensemble le lait qui coule du figuier
La discipline de sang qui aura ses règles
L’aveuglement du papillon et la lucidité de l’aigle
La modestie des mains qui grimpent le palmier
26
Je prends ce visage éternel qui traversa les âges
Entre mes mains tremblant devant son ascension ample
Les mains de l’homme tellement mortel mais tellement coupable
Y-a-t-il dans la chute d’une feuille un message?
27
L’aigle d’hier songe à la colombe du lendemain
Je l’aimais jadis sur l’herbe d’ici
Jadis, des cygnes jetaient des signes de merci
Mais ici ses sourcils palpitent sur ma main
28
Cette main nue guide une mémoire folâtre
Sur les collines des marguerites
Et plus loin palpite la mer qui brise son mythe
En imprégnant de parfums les désastres
29
Deux charrues divines qui sillonnent son terrain fertile
Sont guidées par jumelles perplexes entre amour et haine
O mon papillon, tourne autour de sa fontaine
Et voyage infatigable d’un ruisseau à une île
30
Pauvreté absolue se dégage de la lueur du sabre
Qui branle face à ma rosâtre coulpe.
Elle m’ôte le masque de dupe
Pour l’aimer au-delà des larmes âpres
31
Centaine d’oiseaux je lâche dans son coeur
Chaque pas est un puits
Chaque matin sera portail exposé dans la pluie
Ma guêpe et ses pétales se battront en fureur
32
Nos mirages vont traverser le même mur
L’un dénude la foi de l’autre
Sur son visage se jette désespérée l’ombre
De deux arbres qui se murmurent
33
Pauvreté finale visera cet oiseau
Qui tamise l’air pour dire “je t’aime”
Pour se tremper dans l’eau de son sauvage baptême
Tentant le gris de ses nuages les plus hauts
34
Qu’enveloppent les larmes salées que fond son âme
Soleils nuptiaux peut-être ou des ondées nocturnes
Qui vont pleuvoir soudain sur les dunes
Du corps saisi par les flammes
35
Une vieille pierre attend au soleil
De beaux passants ressemblant aux prophètes
Elle attend le sable d’or, des mouettes
Et le hâtif étranger qui viendra la veille
36
La pomme fatale qui tomba au sein d’Eve
D’une lune noyée dans mon ciel
Me rappelle que je cherche mon enfer en elle
Et que le cauchemar se masque par un rêve
37
Je cherche en elle le grand rien
Le rien qui féconde les choix
Je célèbre l’aveuglement du don de soi
Le mal qui survole et frôle Le bien
38
Qui sauvegardera en moi ce feu périssable
Cette tige enchantée par la montée de la sève
Cet enfer dont se réjouit mon Eve
Cette bouche aux cris inguérissables
39
Cette feuille de myrte flottant au vent barbare
Cette glabelle à la fois tranchante et vague
Est l’épouse ensorcelée qui expose sa parfaite bague
Et seule festoiera son histoire le soir.
40
Soient loués l’espace qui serre sa taille
Son lit de serpent caché sous un fayard
Soit loué l’or des cheveux et les sources du nectar
Son ongle d’ange et son divin émail
41
Soient loués le temps qui repose sur sa table
Le vent du nord qui s’approche du duvet des bras
Les mains simples et la lumière des doigts
Soient louées les blessures d’amour inconsolables
42
Ses mirabelles dialogueront avec ma fraise
Sous le regard attentif de l’été
Je suis la mémoire qu’elle était
Et l’encens qui pétille à sa braise
43
Le suprême néant de ses yeux tenta mon existence infime
Le miel des lèvres faiseuses de caprices
Respire son allure qui me fascina jadis
Je saisis l’insaisissable et je conquiers la cime
44
Contempler l’architecture de la bouche bée
Qui se pétrifie aux confins des yeux mourants
Jouer la carte absurde des doigts errants
Sur le corps d’une beauté bien fanée
45
Je garde une rose qui regarde ma rose
Ouvrant les yeux sur l’étendue
Qui s’efface quand elle sera apparue
Cette rose qui se forme entre mes mains, puis se décompose
46
Fêtons la toile d’araignée qui se propage sur le sapin
La main ouverte impassible de camomille
Les bougies dans les chambres des momies
Le ciel baignant dans le divin bassin
47
O, ma belle, mes quatre maisons et mon ombre
Viendra la pluie qui percera les tombes
Et l’aube ultime le plus large de toute aube
Viendra le nom unique qui effacera les noms propres
48
Je ramasse la cendre de l’étoile
Qui tombe sur la demeure de ma femme
J’accueille les oiseaux qui rament
Contre les airs des fleurs tombales
49
J’appartiens à la poussière sage du sud
Au pèlerinage au néant et au temple de feu
M’apprenant que même un tombeau pour deux
Est mieux qu’une solitude
50
O belle, je vois déjà deux moineaux qui s’accouplent sur la tombe
Chantant la fête prochaine et la saison qui s’approche
Je vois déjà les voiles frappant frivolement les roches
Et toi, tu marches sur l’eau, suivie par tes serviteurs probes
51
Un grain de sable dit à une vague:
- Lève-toi et embrasse-moi.
Le sirocco dit à un fleuve maladroit:
-Je suis ton lit qui divague.
52
Les vents saisonniers se mettant à genoux
Devant le corps fragile sans armes ni rires
Attendent-ils le pire
Qui pavane derrière nous?
53
Une vieille tristesse dit à une jeune joie
- Je suis ta fenêtre
Je cultiverai la patience de ton bien-être
Je cultiverai ton soi et ton don de soi
54
Un pied écrasant une cigale dit au chemin:
- Tu marcheras dans mes veines
Une lumière dit à une fontaine:
- Pourquoi te nourris-tu de mes seins ?
55
La prairie qui s’efface devant l’oeil du basilic
Dit à la sagesse aboyant depuis la dernière nuit:
- Je ne sais pas où je suis
Je suis la verdure narcissique
56
O, Menga fille de blé et fille solaire
Eparpillée, heureuse, comme des grains de collier
Dans la cour tentatrice de mon foyer
Dans le délire frère de l’air
57
L’arbre solitaire sur la pente dit à l’absolu:
- Je suis ta limite tangible
Je suis ton horizon impassible
Pourquoi tressailles-tu dans mes feuilles nues?
58
Assiégé par ses mains naissantes toujours
Autour de mon existence avide
Je suis l’aveugle qui se guide
Vers son lointain faubourg
59
L’infini dit à l’éphémère:
- Embrasse-moi sur ma bouche
Frise mon velours et touche
La blessure dont est née la mer
60
O étrangère aux cent pénombres
Dans laquelle nidifia au printemps mon merle
O étrangère des côtes, tu déferles
Sans confins ni temps ni ombres
61
L’enjeu d’un être fleurissant dans la lassitude
Dit à un vertige:
- Que suis-je
Sinon le reste de la vérité et le feu de la béatitude?
62
Un M étouffé disait à un brave C :
- Je suis le mutisme du poète
J’étais la vieille girouette
Qui, dans ta gorge, se lançait
63
La pierre accroupie près d’une racine
Se dit : je suis la soeur perdue
De la nuit qui se promène nue
Dans les steppes voisines
64
Cette armure qui se fracasse à la tombée du soleil
Envahit le sang du soldat viril
Combien d’horizons faut-il
Pour assoiffer sa gloire vermeille?
65
Une bouche d’argile dit à un abîme:
- O enfant solitaire unifiez nos deux âmes
Sur le talon de votre lame
- O bassin de notre jeu intime...
66
Un caillou lisse frappé par la même tempête
Dit à une goutte d’eau:
- Je suis son éternel mot
Je suis le coeur du poète
67
Cendre dans sa paume annonce le début du paradis
Cendre de l’homme passionné par les travaux de vivre
Pour atteindre l’éternel tunnel de l’air ivre
Enfin brisé, se penchant sur ses derniers dits
68
Vieux corbeau échappant des mains du forgeron
Dit au petit héron de l’église:
- Je souffle dans ta belle brise
Je suis le simulacre du temps
69
Les deux herbes androgynes
Grimpent toujours le mur de l’ancienne forteresse
Menga est une pierre précieuse qui se dresse
Dans le passage exigu des djinns
70
Menga est un talisman aquatique
Suspendu à la branche de l’arbre solaire
Qui adresse en plein air ses prières
Au vide engendré par son univers ludique
71
La gazelle dit à la lune:
- Je suis ton dernier rêve
Je suis la trêve
Des saisons et des fortunes
72
Demain accrochera une fleur
Sur le cadenas du corps
Sur ce qu’il reste de son trésor
Sur le tombeau du mensonge de l’heure
73
Menga le semblable du louable et du bizarre
Le vin rougi devant la salinité de pain
Menga la soif des sapins
L’aile de mouette qui frôle le phare
74
Menga le langage de l’orage oral
La secousse du bois
Les lapsus de deux alphabets en désarroi
Dans le crépuscule du poème pastoral
75
Menga le coeur de noix
Le vent fatal
Soufflé sur un poignet vulnérable
Menga est la prison du dernier roi
76
Menga le tremblement des formes ovales
La beauté fissurée de pudeur et de gloire
Menga la nuée qui surveille la foire
Depuis son bleu ciel natal
77
Le Tigre se lance au buisson de Coire
Une vieillesse aquatique rejoint un berger montagnard
L’animal sacré mâche mon poignard
Animal qui sent l’opulence de son terroir
78
Mon chien a mangé sa lune
Pendant la nuit des mages
Que reste-t-il de son image?
Qu’un mirage qui traverse une dune
79
Emportée dans un tourbillon d’eau, l’orange ravie
Tricote le filet de l’air qui tue.
Enceinte, étourdie et sans vertu
Elle est engloutie par sa propre envie