«La soif des anges»

Rilke et les traditions poétiques arabes

Shaker LAIBI

 

Dans "Lettres à un jeune poète", Rilke annonce sa réserve et sa vigilance vis-à-vis de la critique : "toute intention critique est trop éloignée de moi. Rien ne permet aussi peu de toucher à une Œuvre d'Art que les mots de la critique : on aboutit presque toujours par-là à des malentendus". Quand l'on lit une telle mise en garde, on devient à son tour réticent voire même dans la crainte d’aborder le poète allemand. La méfiance envers la parole décrivant un autre genre de parole, qui est l'idée centrale de Rilke, peut être généralisée pour devenir un questionnement sur la compétence du langage pour la description objective, et surtout sur sa disposition d'approcher une parole extrêmement sensible comme la poésie.

 

Nous nous demandons, comme Rilke, si les mots possèdent une réelle chair, et s'ils peuvent maintenir leur force à travers un intermédiaire telle que la traduction ou bien à travers l’utilisation d’une langue non-maternelle. Cette question vient du fait que l'approche actuelle ne concerne qu'un seul aspect du texte rilkéen, celui qui a été écrit directement en français que nous avons traduit en arabe.

 La question se pose dès lors autrement : si l'on ne connaît pas la langue allemande, comment peut-on entamer un dialogue avec le monde créé par le poète ? Est-ce que nous aimons Rilke parce que la grande poésie dépasse simplement les barrières linguistiques ? Y-a-t-il des arrières pays dans la poésie qui surpassent les langues en permettant un entendement semblable à celui qui s’installe chez les oiseaux se rencontrant dans un autre continent pendant leur déplacement saisonnier?

  L’audacieux événement d'écrire sa poésie dans une langue étrangère que tenta Rilke, donne lieu aux réflexions exposées ici.

 

Naissance de la poésie française de Rilke

Mais écrire dans une langue autre ne semble pas un acte extraordinaire pour le poète allemand. Même s'il a écrit deux poèmes en italien et un en russe, ses poèmes français ne sont pas des simples tentatives ludiques. Ils formulent une unité textuelle importante ; "substantial body" selon les termes de leur traducteur en anglais A. Poulin, JR.

  Le français "m'est aussi familier que l'allemand", dit Rilke, en 1926 peu avant sa mort, dans une lettre adressée à la poétesse russe Marina Tavétaïéva. Cette femme note, en commentant son désir d’écrire en français, qu'il "était las de sa suprématie, il a voulu retourner à l'école, il s'est emparé de la plus ingrate des langues pour un poète: le français". Elle rajoute plus loin que "sa soif de langue française était soif des anges, de l'autre monde".

  Quatre ans avant d'entrer en relation avec MarinaTavétaïéva, Rilke avait achevé, à peu près en même temps, les Elégies de Duino et les Sonnets à Orphée. Commencées en 1912, les Elégies étaient restées en suspens. L'hiver 1921-1922 fut un temps d'énorme productivité" selon sa propre parole. En 1924, en décrivant son état, qui nécessita un séjour de trois semaines à la clinique de Val-Mont, Rilke dit qu’il «n'a pas été totalement inactif: tout un volume de vers français (...) est né". Ce volume n'a pas surgi par pur hasard, parce que le rapport qu’entretenait Rilke avec le français fut de telle ampleur qu’il se concrétisa finalement en travaux poétiques. En 1910, Rilke fréquenta la Bibliothèque Nationale de Paris et il lisait et relisait des poètes français, Baudelaire en particulier. Dans sa lettre à Lou Andreas-Salomé du 18 juillet 1903, il dit: "Baudelaire était loin de moi à tous égards, l'un des plus étrangers pour moi! Souvent, c'est à peine si je le comprenais et néanmoins, au cœur de la nuit, quand je répétais ses paroles comme un enfant, il devenait mon prochain, mon voisin de palier, debout, blême, derrière la mince cloison, à écouter ma voix qui tombait".

 

A la Bibliothèque Nationale, Rilke lisait avec ferveur, de sorte qu'il est impossible de faire le compte de ses lectures françaises. Il nous informe pourtant, dans sa lettre du 17 octobre 1902, qu'il lit Geffroy, Baudelaire, Flaubert, les Goncourt... Il traduisit également les Sonnets de Louise Labbé, les Lettres de la religieuse portugaise, Le Centaure de Maurice de Guérin, L'Enfant prodigue, de Gide, des poèmes de Mallarmé, de Baudelaire, puis de Valéry.

  Et malgré sa nature solitaire, Rilke se faisait, en milieu intellectuel français, des amitiés avec quelques noms brillants ; Rodin, Gide, Romain Rolland, Jouve et Superville à qui il écrivit des lettres en français, les 12 et 28 novembre 1925.

 

Sur son rapport particulier avec le français, Rilke relate à Charles Du Bos "un petit épisode" au cœur de son projet poétique, la bifurcation entre allemand et français. Il s'agissait d'écrire quelque chose pour le cinquantième anniversaire de Hofmannsthal: "je regardais, dit Rilke, dans le calepin que je porte toujours sur moi et où je note au fur et à mesure les titres de poèmes que je voudrais écrire un jour, et je rencontrais ce mot: Corne d'abondance. Je pensais que cela conviendrait très bien à Hofmannsthal, et je me mis aussitôt, en songeant au mot allemand équivalent Füllhorn, à composer un poème allemand qui fut du reste écrit très vite." Mais, rajoute Rilke, "je sentais que mon dessein n'était pas encore tout à fait rempli; et le mot français cette fois vint au premier plan de ma conscience. Je composais donc immédiatement un autre poème en français, partant cette fois de Corne d'abondance, et me demandant, tout le temps que je le composais, si je n'allais pas me trouver en face d'une simple traduction du premier: or ce fut exactement le contraire qui se produisit, et sans que j'y puisse rien, de lui-même le poème français s'orienta dans une direction toute différente".

Du Bos quant à lui, relate "qu'à son retour de Suisse- où il avait fait un séjour chez Rilke- Valéry, en mai dernier, nous raconte que Rilke avait fait des poèmes en français que lui, Valéry, admirait fort ; et les trois petites pièces insérées dans Commerce- et que je viens de lire- sont en effet d'une délicatesse extrême, même si l'on peut y révéler la trace légère -non point à proprement parler d'une influence- mais d'une lecture attentive de Valéry". Plus tard  Valéry se souvient que: "treize semaines avant sa fin, nous avons passé presque un jour ensemble, sur les bords du lac de Genève. Dans le parc d'un ami où je l'avais reçu, nous avons causé en marchant, pendant des heures".

 

Rilke écrivait certaines de ses lettres ou certains passages en français également. Durant son travail chez Rodin, il qualifia son français comme "un français pour lequel il y a sûrement un purgatoire quelque part". Dans sa longue correspondance avec Marie de le Tour et Taxis, son français s'entremêle volontiers avec l'allemand. Dans d'autres cas, c'est tout une page, ou une lettre entière. C'est un français, disent les éditeurs de Lettres à un jeune poète, "écrit au fil de la plume, et qui offre quelques hésitations, des incorrections légères- dans l'usage des temps du passé, dans celui des prépositions ou dans la construction des verbes".

 

Il semble que la langue française fut même la deuxième langue dans sa vie d'intellectuel. Aucune lettre à Lou ne manque pas de citer, avec ou sans raison, un ou deux mots français. Tant de ses lettres personnelles ont été écrites en français . Or, le 5 janvier 1910, Rilke écrivit à une "amie vénitienne" en français, et de 1924 à 1926, c'est en français aussi qu'il s'entretient par lettres avec Mlle de Bonstetten; "une partie de ma correspondance, écrit-il à cette dame, se passe en français...".

 

Les poèmes français de Rilke ne seront publiés que plus tard. N’est-il pas anecdotique que le poème français Fenêtres du poète allemand a été traduit en allemand seulement en 1990 à Frankfurt. A la fin de 1922, lorsque Rilke effectua en moins de deux mois ses œuvres cités plus hauts (Elégies et Sonnets), il avait écrit environ 28 poèmes français. Mais jusqu'à sa mort en décembre 1926, à côté de plusieurs poèmes allemands, il écrivit à peu près 400 poèmes français, c'est-à-dire 100 poèmes par an. Autrement dit, note l’un des ses traducteurs, dans une seule année, Rilke avait écrit des poèmes dans une langue étrangère plus qu'il a écrit dans sa langue maternelle. N'est-ce pas un exploit, à la fois, surprenant et admirable?

 

Dire que les poèmes français de Rilke ne comptent pas parmi ses œuvres majeures, dit A. Poulin est un point de vue qui tourne le dos au bon sens. Plusieurs de ses poèmes allemands de son Livre d'images- Das Buch der Bilder et de Nouveaux poèmes- Neue Gedichte ne sont pas non plus de ses œuvres majeures. Certains sont plus réussis que d’autres: la chose qui s’accommode avec la nature inconstante de l'art même s'il est fait avec le soin d'un génie.

 

Double écartement

Or, les textes écrits directement en français ne sont ni une expérimentation formaliste sur une autre langue, ni un jeu monopolisant le vocabulaire de Molière, ni un exercice sur les rythmes français. Leur importance n'est pas moindre que celle de sa poésie allemande. La richesse et la profondeur de ces poèmes sont attestées dans chacun. S'il y a une différenciation, c'est que la vision de Rilke a pris ici une allure française. Après une lecture de ses textes, c'est le Rilke qu'on connaît qui va surgir. Reposons-nous, dans ce contexte, la question de comment un poète allemand ancré dans sa germanité peut-il saisir l'essence d'une autre langue au point de l'utiliser pour écrire sa poésie ? La réponse renvoie à un paradoxe que seule la poésie est capable de résoudre. Car, s'il est vrai que la littérature, et particulièrement la poésie parmi tous ses genres, est inhérente à la première langue maternelle, s'il est vrai également que l'imagination brille dans la langue de l'enfance, il n’en reste pas moins vrai qu'un génie poétique est principalement générateur d’images et de métaphores avant qu'il soit structuré sur les métonymies ou les jeux d'assonance. De là, il est capable d’instrumentaliser triomphalement une autre langue. Nous ne parlons pas de la traduction mais de travaux tels que ceux accomplis par Rilke, Beckett, Ionesco, Arabal par exemple. Dans la poésie, les textes les plus touchants sont fondés, avant toute chose, sur l'image poétique signifiante.

 

Si l’on persiste sur la polémique, nous rappelons que la préoccupation poétique originelle reste centrée sur les sons et sur l'étymologie propre à une langue, même si l'on prétend en avoir un usage courant, comme code verbal de communication. Dans ce cas, comment écrit-on la poésie comme le fait Rilke? Ni les œuvres de Beckett ni celles de Rilke ne permettent une réponse facile à cette question. Leurs œuvres sont cependant loin d’être médiocres ou de ressembler à des exercices de style. Quand on lit de Rilke ceci :

Je vois, rose, livre entrebâillé

Qui contient tant de pages

de bonheur détaillé

qu’on ne lira jamais. Livre-mage,

 

qui s’ouvre au vent et qui peut être lu

les yeux fermés…,

dont les papillons sortent

d’avoir eu les mêmes idées.

Nous trouvons, en lisant les vers rilkéens, une qualité poétique et une joie nouvelle comme l’a évoqué André Gide.

Un vrai poète, peut-il oser une autre langue puisqu'il est précisément à la recherche permanente de la poétique ? Cette dernière dépasse et habite tous les genres. Elle surpasse les langues car elle est peut-être leur modèle. De là, il est tout à fait possible que le grand joueur de sa langue maternelle soit, au même titre, un grand joueur d'autres langues même s'il la prononce avec un fort accent. Lire la poésie française de Rilke, nous informe sur sa sensibilité envers la langue de Baudelaire et nous indique la manière dont il l’utilise.

 

Si une personne dont le souci principal est de talonner les mots, peut écrire facilement sa poésie dans une nouvelle langue, c'est parce qu'il est intéressé d'exprimer ce que la langue ordinaire, la prose en l'occurrence, n'est pas apte d’évoquer. Cette personne procède à une transition des signifiés vers un nouvel espace linguistique inconnu dans sa langue maternelle.

De ce point de vue, l'espace de sa nouvelle poésie devient un endroit d’une pure et intense expérience. Choisissant le français, Rilke avance maintenant comme un poète expérimental dans le sens le plus profond de ce terme. Et sa poésie en français devient nécessairement une station d'expérimentation. N'est-ce pas, le travail poétique réside dans cet écartement souvent évoqué par la critique moderne. L'exemple de Rilke nous offre un double écartement si on peut dire ainsi. Car le poète amène son espace original, l'espace maternel, à un espace linguistique complètement nouveau.

Après avoir donné naissance à un volume de vers français, Rilke explique que : "très curieux pour moi; quelque fois, j'ai même traité en français et en allemand le même thème, lequel s'est développé, à ma grande surprise, différemment, sous l'influence de la langue: ce qui mettrait sérieusement en doute la légitimité de la traduction...". Cette expérience ne manque pas de nous suggérer que la surprise soit le germe de la poétique, et qu’elle se présente ici dans sa forme la plus probable.

 

Les textes de Rilke ne sont pas donc un dépaysement dans la langue française. Ils sont surchargés de l'énergie latente au cœur d’un poète ; une énergie qui traverse, probablement, les langues, car elle traite des thèmes existentiels : la naissance, la mort et ce cycle de présence et d'absence qui sont plutôt des concepts les plus fondamentaux n'ayant à priori aucune langue de refuge.

 

Quand on parle d'(image) et non pas d'assonance, nous nous arrêtons devant des exemples comme ceci:

 

Vois l’index de l’enfant et son pouce

cette tenaille si douce

que même le pain s’en étonne

Cette main, toute bonne

a peut-être tué l’oiseau

et frissonne

de son ultime sursaut

Sa brusque négation de fouine

qui l’empêcherait, qui l’empêche ?

En embrassant aussi les métonymies et les assonances, cette poésie tend vers l’imagination qui donne du sens. Nous nous retrouvons vraisemblablement dans le même plaisir qu'évoquent ces vers dans n’importe quelle autre langue. Pour comprendre cela, il faut chercher dans la démarche de Rilke qui "sentait, selon Donald Prater, que la langue allemande lui accorda très peu d'abstraction, et il n'était pas apte de retourner vers les détails du commencement sans lesquels le mot du poète ne peut pas émerger; en français il pouvait être un débutant à nouveaux".

 

Rilke et les traditions poétiques arabes 

Nous appelons la langue maternelle de Rilke la première langue, le français la deuxième et la langue de la traduction la troisième. L'inquiétude rilkéenne envers la langue ne fait que rendre difficile la traduction de son œuvre française, car celle-ci se trouve pratiquement dans un troisième choix qui est celui de la traduction. Ce qui complique un peu l'entreprise de traduire le poète allemand c'est qu'une troisième langue telle que l'arabe affiche, en comparaison aux langues européenne, des différences sérieuses. Par rapport à ces dernières, l'arabe fonctionne différemment, à partir de l'absence de l'infinitif. En tant que la forme nominale du verbe ou le mode impersonnel exprimant l'idée de l'action ou de l'état d'une façon abstraite et indéterminée, l'infinitif pourrait jouer, nous constatons, un rôle poétique. A sa place, l'arabe garde un autre infinitif que nous pouvons pas aborder ici. La traduction de Rilke accorde pourtant au traducteur ce plaisir, cette joie qui glisse non pas par une correspondance supposée entre deux langues, mais qui vient plutôt de cette rencontre des choses essentielles, cette rencontre ente deux traditions poétiques si importantes.

 

Quelle sont principalement les traditions de l'écriture poétique arabes?

A travers 14 siècles de création littéraire, la culture arabe a conclu deux fondements à un poème : la première est qu’il se construise, selon une définition d’Ibn Khaldoun, sur «les représentations et les métaphores» et la deuxième qu'il se fonde sur une versification métrique précise. Le premier tend à décrire l'espace poétique, le deuxième contribue à accorder la poésie plus de cohésion et d'ajustement.

 

D'autre part, ces traditions donnèrent au poète arabe un haut rôle culturel comme étant l'annonceur et le gardien des sens. Jusqu'au temps récent, le poète arabe fut l'analogue de l'homme sage, du savant et non pas le synonyme du rêveur ni de l'esprit téméraire. Pour cette raison, les meilleurs exemples de la poésie arabe ne souffrent presque jamais d'aucune tendance romantique et d'aucun esprit mou, sauf peu-être dans les années trente ou l'on imita franchement mais banalement la tonalité romantique prédominante dans la poésie occidentale du XVIIIe-XIXe siècles.

 

Les métaphores, la versification et le sens sont, à notre avis, les trois règles qui agissent sur la poésie arabe jusqu'à nos jours. Ils sont un lieu commun où se croise la poésie rilkéenne avec la poétique arabe. Ces règles, comme toute autre règle, sont susceptibles de se développer ou bien de s'user.

 

A travers des images successives, effarantes et émerveillantes, la poésie de Rilke manifeste indirectement du sens. Ces images poétiques sont le centre du texte. Son poème Fenêtres, par exemple, n'est qu'une métaphore prolongée, agréablement allongé et prodigieux qui puise dans sa propre source pour lancer plus des sens :

II

Tu me proposes, fenêtre étrange, d'attendre;

déjà presque bouge ton rideau beige.

Devrais-je, ô fenêtre, à ton invite me rendre?

Ou me défendre, fenêtre? Qui attendrais-je?

 

Ne suis-je intact, avec cette vie qui écoute,

avec ce coeur tout plein que la perte complète?

Avec cette route qui passe devant, et le doute

que tu puisses donner ce trop dont le rêve m'arrête?

 

III

N'es-tu pas notre géométrie,

fenêtre, très simple forme

qui sans effort circonscris

notre vie énorme?

 

Celle qu'on aime n'estjamais plus belle

que lorsqu'on la voit apparaître

encadrée de toi; c'est, ô fenêtre,

que tu la rends presque éternelle.

 

Tous les hasards sont abolis. L'être

se tient au milieu de l'amour,

avec ce peu d'espace autour

dont on est maître.

 

IV

Fenètre, toi, ô mesure d'attente,

tant de fois remplie,

quand une vie se verse et s'impatiente

vers une autre vie.

 

V

Comme tu ajoutes à tout,

fenêtre, le sens de nos rites:

quelqu'un qui ne serait que debout,

dans ton cadre attend ou médite.

 

Tel distrait, tel paresseux,

c'est toi qui le mets en page:

il se ressemble un peu,

il devient son image.

 

Perdu dans un vague ennui,

l'enfant s'y appuie et reste;

il rêve. . . Ce n'est pas lui,

c'est le temps qui use sa veste.

 

Et les amantes, les y voit-on,

immobiles et frêles,

percées comme les papillons

pour la beauté de leurs ailes.

 

VII

Fenêtre, qu'on cherche souvent

pour ajouter à la chambre comptée

tous les grands nombres indomptés

que la nuit va multipliant.

 

Fenêtre, où autrefois était assise

celle qui, en guise de tendresse,

faisait un lent travail qui baisse

et immobilise.

 

Fenêtre, dont une image bue

dans la claire carafe germe.

Boucle qui ferme

la vaste ceinture de notre vue.

 

IX

Sanglot, sanglot, pur sanglot!

Fenêtre, où nul ne s'appuie!

Inconsolable enclos,

plein de ma pluie!

 

C’est le trop tard, le trop tôt

qui de tes formes décident:

tu les habilles, rideau,

robe du vide!

 

XII

Ce jour je suis d'humeur fenestrière,

rien que de regarder me semble vivre.

Tout me surprend d'un goût complémentaire,

d'intelligence plein comme dans un livre.

 

Chaque oiseau qui de son vol traverse

mon étendue, veut queje consente.

Et je consens. La force inconstante

ne m'épouvante plus, car elle me berce.

 

Me trouvera-t-on lorsque la nuit abonde

ayant passé lejour entier peut-être

livré à toi, inépuisable fenêtre,

pour être l'autre moitié du monde.

 

XIII
Ce jour elle fut d'humeur fenestrière:

rien que de regarder lui semblait vivre.

Elle vit venir, d'inexistence ivre,

un monde à son coeur complémentaire.

La fenêtre dvient un prétexte pour attirer l’attention des lecteurs sur plusieurs faits ; sur le concept du temps, sur l’effet de la mémoire, sur tout ce qui est caché dans l’obscurité, sur tout ce qui n’est pas à la portée de nos mains comme, par exemple, cet impossible qui se déguise en masque de possible, etc. La métaphore de la fenêtre est si pertinente qu'elle devient l'essence du texte. C'est le cas également dans la poésie arabe classique et moderne.

 

La métaphore est la pierre philosophale du poète. Les antithétiques et l'assonance peuvent enrichirent le poème mais ils ne peuvent pas construire seuls le corpus poétique. Dans ce penchant aussi, Rilke rencontre les traditions de la poésie arabe. Quand sa poésie inclut les assonances et les jeux d’antithèse, ces derniers ne sont pas le moteur de son poème. Se prolonger dans la seule sonorisation des mots n'est pas de la nature de Rilke malgré qu'il puise dans tout ce que les mots lui permettent.

Il semble qu'un jeu uniquement de mots est une négation du sens.

 

A la recherche de sens

A partir de Mallarmé et de Rimbaud, la poésie occidentale moderne se caractérise, selon Hugo Friedrich, par une tension et une dissonance qui comptent parmi ses buts essentiels. Cette poésie annonce un hermétisme et une obscurité marquants. Est-ce le cas chez Rilke ? Celui-ci tenta, par les mots, de sonder les ténèbres autour de lui en employant un langage compréhensible mais pas simpliste. Il parait, pour cette raison, qu’il va à l’encontre des principes de la poésie moderne qui donnent à cette obscurité une place prépondérante. Grande âme, Rilke ne s’est pas soumis aussi bien aux règles de l’obscurité que celle de l’hermétisme, tout en restant un homme d’esprit extrêmement clairvoyant, et même un poète d’avant-garde. Examinons ce point qui énonce une contradiction formelle, et notons d’abord que si le poème de Rilke est fondé sur I’imaginaire principalement, il est fondé aussi sur une règle d’une simplicité extrême, extrêmement trompeuse. «Je suis tellement simple», écrit-il à Lou, «j'appris une simplicité, j'appris lentement, malaisément, que tout est simple, et je devins assez mûr pour parler du simple». Lorsqu’il choisit quelques fleurs à cette dame, il choisit celles qui étaient les plus simples pour qu’elles soient les plus pures. Entre son imagination fertile et sa simplicité apparente, il y a un terrain rude mais ensoleillé qui est le pays de la poétique.

La poésie moderne n’essaya pas toujours cette profonde simplicité que les mots permettent.

 

Son avant-gardisme n’empêche pas Rilke de s’engager dans une écriture rythmique, mesurée et d’utiliser des rimes riches. Cela est manifeste dans ces poèmes français, suivant, parfois le système précis du quatrain. Il cherche, disent les deux rédacteurs de Lettres à un jeune poète, «la régularité, l’alexandrin parfois, la rime très souvent et avec une sorte d’excès qui ressemble parfois à de l’obstination naïve ou à une obsession auditive». Son art poétique demeure lié techniquement à la structure classique (faut-il que les connaisseurs de sa poésie allemande nous le confirment ?) malgré qu’il essaya tous les autres genres, y compris, le poème en prose. La prosodie métrique reste pour lui une nécessité poétique primordiale n’entrant pas en conflit avec sa modernité profonde. Son avant-gardisme est évident, par rapport au récent roman de Marcel Proust par exemple, dont il faisait une lucide lecture : «j’ai été, écrit-il en 1922, l’un des premiers (en 1913!) à lire Du côté de chez Swann donc l’un des premiers à admirer Marcel Proust». Cet avant-gardisme se manifeste par son attitude envers les femmes. Un passage à ce propos dans une des ses lettres présente un fragment qui pourrait être inséré dans un manifeste du féminisme :

«La jeune fille et la femme, dans la nouveauté de leur épanouissement propre, ne s’adonneront que passagèrement à l’imitation des manières et mauvaises manières masculines, et à la répétition des professions masculines. Après l’incertitude de ces transitions, il deviendra clair que les femmes n’auront passé par cette foule et ces changements de déguisements (souvent ridicules) que pour purifier leur essence la plus propre des influences déformantes de l'autre sexe. Les femmes, en qui la vie demeure et habite plus immédiate, plus féconde et plus confiante, ont bien dû, au fond, devenir des êtres humains plus mûrs, des humains plus humains que l'homme, si léger, et que le poids de nul fruit de chair ne tire au-dessous de la surface de la vie, l'homme qui, suffisant et précipité, sous-estime ce qu'il pense aimer. Portée à terme à travers douleurs et humiliations, cette humanité de la femme verra le jour quand, dans les transformations de sa situation extérieure, elle aura dépouillé les conventions de n’être-que-femme, et les hommes qui, aujourd’hui encore, ne sentent rien venir, en seront surpris et frappés. Un jour (et dès maintenant parlent et brillent en ce sens, notamment dans les pays nordiques, des signes de foi), un jour la jeune fille sera là, la femme sera là, et leurs noms ne voudront plus seulement dire opposition au masculin, mais quelque chose pour soi, qui ne soit pas à penser comme complément et frontière, mais fera penser à la vie, à l’existence : l’être humain féminin».

Or, cette même tendresse pour les femmes est l’apanage de la plupart des poètes. Al-moutanabî (915-965) n’hésita pas déjà à composer un poème sur sa grand-mère. Avant lui Jarîr (653? - 729 ), qui avait écrit son texte émouvant et intraduisible à l’occasion de la mort de sa femme où il dit notamment ceci :

La pudeur m’empêche de lancer une suffocation

Puisqu’on visite sa bien-aimée, j’aimerais visiter ta tombe

Ce fait saillant avait affligé mon cœur

(Oh) tes enfants aux amulettes sont encore tout petits

Ces exemples qui soulèvent les femmes à un rang sublimé, ont été écrits alors que la situation sociale et juridique des celle-ci étaient si tragique. Le poète arabe comme le poète allemand porte sur les femmes un regard raffiné qui dépasse les conditions historiques. Ces conditions les traitaient dans les meilleurs des cas, comme sujets d’amour platonique n’ayant aucun rôle, comme objets inactifs d’une adoration et (ou) comme sujets pour satisfaire uniquement sa lubricité.

La poésie de Rilke et la poésie arabe se trouvent donc dans ce penchant sur le sens, sur la sagesse.

Etymologiquement, le terme poésie se réfère en grec à la création, en latin à la fiction littéraire et en arabe au savoir. Le poète, selon l’étymologie arabe, «est celui qui ressent ce que les autres ne ressentent pas, donc il SAIT», dit le plus important dictionnaire arabe Lissan al-arabe. Aussitôt ce poète va jouir, à côté de son titre de savant, du rôle de visionnaire. Il fut considéré historiquement comme celui qui transmet de la sagesse au sein de sa tribu. Quand elles assistaient à la naissance d’un poète, les tribus étaient tellement fières qu’elles festoyaient l’événement. Les poètes se voient eux-mêmes comme des personnes différentes de par leur capacité à saisir le sens caché, ou pas assez visible aux yeux de leurs compatriotes.

Chez les Arabes antéislamiques, nous remarquons que l’absence de la philosophie à la manière grecque, donna une poussée à la poésie dans son sens et sa pratique arabe, c’est-à-dire porteuse de la sagesse. Cette absence de la philosophie a conduit la poésie arabe à être un moyen de propagation, de manière lyrique, du sens et par conséquent de le perpétuer dans la conscience culturelle. Mais qu’est-ce que la philosophie ? Elle est l’amour de la sagesse ; philo = amour et Sofia =  sagesse. Or ce parallélisme entre poésie arabe et sagesse grecque tend à nous rappeler qu’un esprit rationnel muni d’outils et de termes philosophiques à la grecque ne se profila pas chez les Arabes à cette époque. Or un esprit rationnel s’amalgama et s’entremêla avec le sentimental, l’émotionnel et avec, à la fin du compte, ce qui est d’ordre lyrique. Autrement dit le logos arabe se manifesta en visage d’éros ; ce dernier renvoie chez les Grecs à la tendresse principalement ; l’érotisme fut considéré comme une partie intégrante de cette tendresse. Il n’en reste pas moins que la préoccupation majeure des poètes classiques arabes fut le plus souvent de prononcer la sagesse dans le sens très profond de la prononciation et non pas comme étant un conseiller connaissant le mode d’emploi de la vie. Pour cette raison, le premier vers, matla’, qui avait une importance certaine, dans les poèmes célèbres de l’histoire littéraire arabe en énonçant cette sagesse dans un cadre largement lyrique. Voici quelques exemples 

  1. l’iniquité est inhérente aux esprits
  2. Si l’on trouve un sage, il n’est pas (peut-être) inique (Moutanabi)

  3. Celui qui s’humilie deviendra une proie à l’humiliation
  4. Une blessure ne fait pas souffrir un mort (Moutanabi)

  5. L’épée est plus sincère qu’un livre
  6. À sa pointe se trouvent les frontières entre le sérieux et le plaisant (Abu Tamamme)

  7. Tout être, même s’il vit longtemps
  8. Un jour sera porté dans le cercueil (Ka’b ibn Zouhayer)

  9. Tu me promets un rendez-vous dont je risque la mort

(Ah) si je meurt assoiffé, que la pluie ne descende pas (Abu Firas al-Hamdani )

 

Cette recherche du sens est également présente dans la culture allemande pour qui poésie et vérité sont semblables, comme l’a souligné Heideger relevant l’importance de la pensée dans la poésie allemande : « la poésie et la pensée sont, dit-il, deux mondes qui côtoient la parole». La lecture brève d’une anthologie de la poésie allemande suffirait à rendre apparente l’effort généralisé pour une certaine vérité, une certaine sagesse depuis le Moyen Age en passant par un mystique tel que le maître Eckhart. Beauté et signifié alternent de manière permanente sans que le signifié soit jamais en retrait. Il est tout à fait normal que Rilke passa par ce chemin. Le mot sens ne cesse alors de retentir dans sa lettre du 9 novembre 1903 ; «si chargé de sens», «je compris le sens» et «prendre sens».

 

Rilke fut-il un poète romantique ?

Les leçons romantiques ne sont pas, au fond, ni dans la nature de la poésie arabe ni dans celle de Rilke qui, toutes les deux, représentent un monde aux visages multiples, sans regard larmoyant même quand ils sont tristes. Toutes les deux sont outillés d’une conscience limpide même quand elles rêvent. Elles estiment que la vérité n’est pas nécessairement semblable à ce qui est lamentable ou faible, car elle est compliquée et comporte plusieurs dimensions comme le monde. La vérité est dialectique et, à côté de la mélancolie romantique, elle frôle parfois l’anecdote.

Il y a de l’obscurité à l’intérieur de deux genres poétiques, le romantique et le moderne. Est-ce la même nature d’obscurité ? Non. Un poète romantique suppose qu’il y a une cause inconnue qui fait installer la tristesse partout ; y aurait-il une fontaine métaphysique de laquelle surgissaient les larmes ? Cette hypothèse essaie de justifier la voix éplorée du poète romantique et justifier la tristesse de son poème.

Pour les romantiques, nous sommes jetés dans des ténèbres originelles qui prendront les noms de nature, d’existence, de Dieu, de cosmos, etc. Cette obscurité, pour eux, nous enroule, tandis qu’elle est, dans la poésie moderne et dans la poésie rilkéenne, liée aux aspects d’origine archaïque, mystique ou occulte.

Au lieu d’un regard trop candide et fragile (car idéaliste), les pères de la poésie grecque, les Seigneurs de la poésie arabe, des grands poètes anciens et modernes, voient le monde dans son mouvement, dans sa globalité, dans sa grandeur comme dans sa crapulerie, dans sa petitesse comme dans ses énormités, dans ses rêves et ses réalités brûlantes. Aussi bien au sein de la poésie que dans la philosophie, l’écart est notable entre Platon et Aristote. Nous voyons Rilke rejoindre Aristote malgré le fait qu’il frôle Platon à plusieurs endroits. Or, entre la réalité poétique et la réalité tout court, la poétique l’emporte sur l’ordinaire qui est l’autre nom du tangible mal connu.

 

Rilke et la sagesse de l ‘Orient

Il nous semble que le désir d’acquérir une sagesse difficile et éparpillée ici et là constitue une vertu rilkéenne en particulier. Le Rilke de la maturité reste également loin de toute tendance trop romantique et trop mélancolique (qui caractérise d’ailleurs l’ensemble de l’anthologie allemande présumée). Rilke ne fait pas une digression exotique liée à l’Orient, surtout pas envers un Orient qui pouvait substituer une sagesse conjecturale. En le comparant avec l’auteur du Divan oriental de l’auteur occidental, Rilke paraît loin de toute tendance exotique orientale bien qu’il fut marqué par l’orientalisme de son époque. La relation de Rilke avec l’Orient en général et l’Orient arabo-musulman en particulier mérite une mention.

 

Rilke semble bien initié tout d’abord à l’Egypte ancienne. Dans sa lettre du 1er février 1914, il conseille «daller voir à Berlin le buste d'Aménophis IV », en rajoutant qu’il «pourrait (lui) parler longtemps de ce roi». Dans la même lettre, il dit qu’il «a passé presque une nuit entière sous le grand Sphinx », et un peu plus loin, il parle même des Arabes : « il faut que sachiez qu'il est difficile d'être seul dans ce lieu, il est devenu un endroit public, les étrangers les plus insipides y sont amenés en masse,- mais j'avais sauté le dîner, même les Arabes étaient assis à l'écart autour de leur feu, je m'étais débarrassé de l'un d'eux qui m’avait remarqué, en lui achetant deux oranges…». Rilke nomme très probablement Arabes les bédouins nomades qui auraient pu fréquenter ce lieu.

Nous savons que Rilke a effectué un voyage au Maghreb (Algérie, Tunisie et Egypte). Dans une lettre à Benvenuta, il suggère la ville de Kirouan, ce qu’il dit clairement à Lou dans une lettre datée du 16 mars 1912. Plus tard, dans sa lettre à Benvenuta du 8 février 1914, il dit : «je me souviens d’une nuit dans une petite chambre d'hôtel en Tunisie…». Dans cette lettre, il parle aussi de Tolède qu’il avait visité. La manière dont il évoque Tolède suggère qu’il connaisse, vaguement, la relation historique et culturelle qu’entretenait cette ville andalouse avec l’orient musulman. : «j'ai habité un moment à Tolède, ce sont des choses que l'on écrit sans y penser et le papier les accueille sans faire d'histoires- mais je peux vous assurer que ce fut incomparable, c'était l'Ancien Testament, dépeint avec toute la richesse de l'imagination…. ». Malheuseusement, le poète oublie juste un détail ; les événements de l’Ancien Testament se déroulaient en Orient et non pas en Espagne.

 

Au début du XIXe siècle, aux yeux de l ‘Occident, l’Orient était peuplé surtout de Turcs. Rilke évoque ceux-ci dans sa lettre à Benvenuta du 16 février : « avant –hier, en fin de soirée. Il s’est encore passé quelque chose que je ne t'ai pas racontée : ma première œuvre de jeunesse, ce Chant de mon ancêtre, le cornette Christoph Rilke qui (en 1662 ?) chargea contre les Turcs, est revenue galoper dans mon cœur tout débordant de toi, portée par une langue riche et chevaleresque qui m'est étrangère. Voilà que le monde entier se met à traduire ce poème resté oublié pendant des années, en anglais, en polonais, en hongrois- Dieu seul sait combien de proposition de traductions ont déjà été adressées à la maison d'édition- bref il y en avait une en italien, faite non sans bonheur.. » .

Mais un langage, que nous appelons orientaliste, se manifeste chez Rilke dans une de ses lettres adressées à un jeune poète. Dans un très beau passage évoquant chaleureusement Dieu, il mentionne, sans beaucoup de justifications, à la fois le Christ et le prophète de l’islam : «mais si vous reconnaissez qu’il {Dieu} n’était pas dans votre enfance, ni avant, et si vous pressentez que le Christ a été trompé par son désir et Mohammed dupé par son orgueil… ». Disons le tout de suite, l’idée d’un arabe fondamentalement orgueilleux est inspirée de toute une littérature qui fait encore autorité.

Pourtant, le texte rilkéen n’a rien à voir avec tel ou tel aspect orientaliste. Son poème la vocation de Mohammed qui se trouve dans son recueil Neue Gedichte est un bon exemple : 

Alors que, immédiatement discernable,

le sublime dans sa cachette

L’ange survint, le limpide, droit et flamboyant

Puis abondonnant toutes prétentions et pria

 

de demeurere le marchand égaré par ses voyages,

qu’il était

Jamais il n’avait lu- et maintenant une

telle parole- trop pour un sage

 

Or, l’ange, impérieux, lui montra et montra

ce qui était écrit sur sa feuille

Et ne céda point et exégea : Lis

 

Il lut alors ainsi que l’ange ploya

Et il était déjà quelqu’un qui avait lu

et qui pouvait et obéissait et

accomplissait

 

La critique note, d’après Max weber, que le mot «vocation» (Berufung) garde déjà quelque chose de son origine religieuse. Mais par les mentions dans ce texte à l’archange Gabriel qui parle avec le prophète dans la caverne de Hira’, près de la Mecque, en lui demandant de lire la parole divine, nous savons que le poète allemand connaît bien, et visiblement respecte, l’histoire de Mohammed. Il semble d’après ce poème qu’il l’a lu quelque part. Mais c’est un poète muni, en revanche, d’une culture nordique si l’on peut dire ainsi. Son admiration pour le poète Jacobsen témoigne que Rilke fut un grand savant de la littérature suédoise. Un vrai poète de nord du monde qui, depuis un certain temps, regarde avec méfiance le Sud de la planète. Cette méfiance, voire même ce mépris sont manifestes Dans ses notes peu sympathiques sur Rome et sur l’Egypte contemporaines. Dans sa lettre de mars 1904, lors des fêtes de Pâque, Rilke montre timidement d’abord sa méfiance envers Rome : «hélas, ce n’est pas ici une ville pour Pâques, ni pays qui sache se couronner des grandes cloches. Tout est faste sans pitié, mis en scène plutôt que fêtes». Ce ton timide va retentir peu à peu par la suite ; le 15 avril 1904, il écrit «alors, Rome s’est mise à enfler, s’est fait complètement bedonnante et teutonne et enthousiaste». Dans sa longue lettre de débout mai 1904, le ton devient clairement dégouté : «quoi qu’il en soit- depuis lors, des pays plus nordiques et plus graves ont enseigné à ma sensibilité le discret et le simple, de sorte que, devant ce que les choses d'Italie ont de brutal et de cru, de schématique et de figé, elle se croit revenue à l'enseignement par les livres d'images  (…) Chez nous, une seule fleur, une première petite fleur qui se bat pour éclore est un monde, un bonheur tel qu’à le partager on devient infiniment meilleur, tandis qu'ici, des troupeaux de fleurs surgissent sans que rien ne s'émeuve en vous, ni ne participe, ni n'éprouve une parenté ou le sentiment de naître à son tour en l'autre. Ici, tout se résout dans le sens de la facilité, de ce qu’il y a dans la facilité de plus gratuit ...». Et après avoir fait une description amère du climat et des saisons en Italie, et avoir qualifié, en passant, les Italiens d’indigènes, il conclut qu’«on sait que ce ne l'est pas devenu, que ces fleurs n'ont pas eu plus de peine à surgir ici ou là que des décorations à être accrochées quelque part. Et l'on ne comprend que trop bien la pseudo-vie de ce peuple passé, la redondance de son art d'épigones, la beauté de serre des vers de D'Annunzio. C'est une bonne chose que d'avoir compris cela si lentement, si physiquement ; car l'Italie était toujours restée pour moi un appel et un épisode inachevé. Maintenant, je puis la quitter serein : le bilan est fait».

Nous nous interrogeons ici si le dédain de la femme de Rilke, Clara Westhoff, pour les pays méridionaux ne fut-il pas celui de Rilke lui-même ; nous lisons notamment dans la lettre de Rilke du 15 août 1903 : «plus d'une fois déjà, l'Italie m'a entraîné à des exaltations payées de douloureuses rechutes ; aussi est-il peut-être bon, cette fois, que j'aie à mes côtés cette jeune femme sculpteur  (sa femme) qui jamais, ni dans sa création, ni dans sa vie, n'a été tentée par les pays méridionaux, parce que sa sensibilité nordique se méfiait de l'exubérance de leur éclat et que sa réceptivité, déjà surchargée par le langage muet et grave des marais, n'avait aucun besoin d'une éloquence plus bruyante ». Il y a beaucoup d’indices qui affirment que l’attitude nationaliste exprimée par son amie, Lou Andreas-salomé, d’origine russe, dans sa lettre du 20.111.1904, où elle évoque l’une des guerres russes est l’attitude de Rilke lui-même. Cette attitude nous intéresse car elle rappelle également le rapport Orient-Occident : «cher Rainer, quel réconfort pour moi de t'entendre parler ainsi de notre guerre ! En Allemagne, on ne comprend pas que même sans le vouloir, la Russie, ce faisant, défend l'Europe en Asie-, coincée une fois de plus dans cette position intermédiaire où elle doit contenir pour tous les autres, comme au temps des Mongols, l’assaut de l'Orient contre l’Occident».

Cette attitude de supériorité caractérise, jusqu’à nos jours, l'intelligentsia germanique idéaliste. La culture allemande affiche, à nos yeux, au moins à l’époque de Rilke, une contradiction entre une tendance humaniste, rationaliste et son attitude réelle. Autant sa rationalité la pousse à engager un discours équilibré, à prendre une position de tolérance, de fraternité et à voir le lieu commun entre les êtres sans illusion, autant sa tendance transcendante lui permet de réduire l’Autre. Même Hegeil et Marx, comme l’a prouvé Eduard Said, utilisaient des termes et des concepts négatifs, chaque fois qu’il s’agissait de l’Orient, tremes bien définis avant même de commencer leur enquête. Rilke a été influencé par les concepts orientalistes de son temps, sans qu’il porte des jugements négatifs sur cet Orient, ni un émerveillement définitif.

Il reste dans le balancement de la poésie.

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